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{
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Andr\'e Roussin\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~La Sainte Famille\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Acte 2\\
(Au lever du rideau, Michel dans son fauteuil, une lettre \`a la main. Soudain traverse la sc\`ene une forme sous un drap. On entend: "Coucou!" Et l'apparition s'enfuit. Michel a fait un saut en criant "Qu'est-ce que c'est?" Puis il appelle: "C'est toi l'oncle Auguste? O\`u te caches-tu encore?" Il se baisse \`a quatre pattes et cherche sous les meubles en appelant: "Oncle Auguste!")\\
(Entre la Belle-M\`ere. Elle est pr\^ete \`a sortir.)\\
~~~Belle-M\`ere. Vous avez perdu un membre de votre famille, Michel?\\
~~~Michel. L'oncle Auguste.\\
~~~Belle-M\`ere. Il \'etait cul-de-jatte? Si je le rencontre dans l'escalier je vous signalerai sa pr\'esence.\\
~~~Michel. Vous ne sortez pas?\\
~~~Belle-m\`ere. Mais oui je sors.\\
~~~Michel. Je vous ai demand\'e un instant d'entretien. Vous m'avez dit: "Quand je serai pr\^ete". Encore une fois: je veux savoir!---Vous ne sortirez pas!\\
~~~Belle-m\`ere. Ce sera la premi\`ere fois que me dirigeant vers une porte avec mon chapeau sur la t\^ete je ne franchirai pas la dite porte! Il y a vingt ans, le jour de la naissance de mon petit-fils je suis revenue d'Alger sans bateau---aujourd'hui je serai parfaitement capable de sortir de chez moi sans votre permission.\\
~~~Michel. Vous avez vingt ans de plus!\\
~~~Belle-m\`ere. Vous aussi et vous n'en \^etes pas mieux \'elev\'e. Il est deux heures et demie: je sors. Bonsoir!\\
~~~Michel. Regardez cette lettre.\\
~~~Belle-m\`ere. Une facture? Vous me la donnerez ce soir. Je vais voir Garry Cooper.\\
~~~Michel. Ce n'est pas une facture! C'est une lettre adress\'ee \`a Simone,---\`a ma femme---autrement dit \`a votre fille. Et cette lettre est de son amant! Votre fille a un amant! Simone---autrement dit ma femme---a un amant!\\
~~~Belle-m\`ere. Et alors?\\
~~~Michel. Et alors je ne le savais pas!\\
~~~Belle-m\`ere. Vous ne le saviez pas?\\
~~~Michel. Mais je vois que vous, vous \'etiez renseign\'ee.\\
~~~Belle-m\`ere. Comme tout le monde.\\
~~~Michel. Depuis quand?\\
~~~Belle-m\`ere. Depuis quinze ans.\\
~~~Michel. Seulement?\\
~~~Belle-m\`ere. Et c'est pour \c{c}a que vous nous faites une vie de chien depuis deux jours?\\
~~~Michel. C'est pour cela que depuis deux jours je pose une question \`a laquelle vous et Simone vous refusez de r\'epondre: "Qui est le p\`ere de mon fils?"\\
~~~Belle-m\`ere. Alors permettez-moi de vous dire, mon petit Michel, que vous commencez \`a m'int\'eresser \'enorm\'ement. J'adore Garry Cooper mais vous le battez d'une grande longueur. Vous \^etes moins beau mais infiniment plus dr\^ole. Vous me retenez. Je ne sors plus. J'enl\`eve mon chapeau, Michel, vous le m\'eritez.\\
~~~Michel. Payez-vous ma t\^ete si vous y tenez, mais r\'epondez \`a ce que je vous demande.\\
~~~Belle-m\`ere. Ainsi depuis vingt ans vous n'avez jamais tenu particuli\`erement \`a savoir qui \'etait le p\`ere de Max et vous devenez compl\`etement fou depuis quarante-huit heures avec cette question-l\`a, parce que vous apprenez que Simone a un amant. Je ne vois pas le rapport. Je ne comprends pas.\\
~~~Michel. Vous ne comprenez pas?\\
~~~Belle-m\`ere. Je ne comprends pas pourquoi vous devenez fou.\\
~~~Michel. Parce que depuis quarante-huit heures j'ai trouv\'e cette lettre tomb\'ee derri\`ere le secr\'etaire de Simone, une vieille lettre d'amour sign\'ee d'un nom que vous connaissez probablement.\\
~~~Belle-m\`ere, (pointant vers lui un index malicieux.) Charles!\\
~~~Michel. Non ma m\`ere: pas Charles! Ne continuez pas \`a plaisanter sur un sujet qui n'a rien de dr\^ole. Cette lettre est sing\'ee Claude et l'enveloppe porte en entier le nom de l'exp\'editeur: Claude Gerbal. Ce nom-l\`a ne vous dit rien?\\
~~~Belle-m\`ere. Ce nom-l\`a dit quelque chose \`a tous les bon Fran\c{c}ais et \`a toutes les bonnes Fran\c{c}aises dont je suis: Claude Gerbal est l'homme qui le premier a couvert de gloire l'aviation de notre beau pays en traversant l'Atlantique sur un planeur; Claude Gerbal est le h\'eros qui a encore fait la liaison Dakar-Le Cap avec dix-neuf litres d'essence seulement dans son r\'eservoir, ce qui n'est pas, avouez-le, un petit record! Tout le monde sait qui est Claude Gerbal! Tout le monde se souvient de ses deux c\'el\`ebres exp\'editions au p\^ole Nord et au p\^ole Sud, qui lui ont valu deux rosettes de la L\'egion d'honneur et le grade de colonel \`a l'\^age de vingt-six ans! C'est comme si vous me demandiez si le nom de Napol\'eon me dit quelque chose! Tout le monde sait qui est Claude Gerbal!\\
~~~Michel. Mais tout le monde ne sait pas que Claude Gerbal est le p\`ere de mon fils!\\
~~~Belle-m\`ere. Vous non plus vous ne le saviez pas!\\
~~~Michel. Mais je l'apprends! Et cette fois, vous \^etes oblig\'ee de dire que c'est vrai!\\
~~~Belle-m\`ere. Eh bien soyez content: c'est vrai! Max est en effet le fils de ce grand homme. C'est lui, c'est Claude Gerbal qui, \`a vingt ans, avait rencontr\'e Simone \`a Vichy, un \'et\'e o\`u je faisais ma cure. Ils se sont plu. Vous savez la suite: vous avez \'epous\'e Simone.\\
~~~Michel. J'ai \'epous\'e Simone enceinte de plusieurs semaines, et sans le savoir.\\
~~~Belle-m\`ere. A vingt-deux ans Claude Gerbal \'etait d\'ej\`a un grand homme et son destin l'avait \'eloign\'e de Simone quand elle a su qu'elle attendait un enfant: les grands hommes en partant ne laissent pas toujours d'adresse: ils sont press\'es. Leur \'etoile les bouscule.\\
~~~Michel. Si Gerbal n'avait pas travers\'e l'Atlantique et fait la liaison Dakar-Le Cap avec neuf litres d'essence...\\
~~~Belle-m\`ere. Dix-neuf, n'exag\'erons pas.\\
~~~Michel. Dix-neuf litres d'essence, vous ne lui trouveriez aucune excuse!\\
~~~Belle-m\`ere. Vous n'allez pas remettre sur le tapis une histoire vieille de vingt ans, mon petit Michel. Et encore une fois je ne vois pas pourquoi cette d\'ecouverte vous met dans cet \'etat. Beaucoup de p\`eres de famille aux environs de 1805 auraient \'et\'e ravis que leur femme ait un enfant de Napol\'eon.\\
~~~Michel. Vous m'emb\^etez avec Napol\'eon, ma m\`ere: Gerbal est un aventurier!\\
~~~Belle-m\`ere. Napol\'eon aussi.\\
~~~Michel. Gerbal est un m\'ecano qui a r\'eussi, c'est tout.\\
~~~Belle-m\`ere. Gerbal \`a vingt-deux ans \'etait un gar\c{c}on beau comme le jour et s\'eduisant comme un d\'emon, \`a qui personne ne r\'esistait, et qui n'avait rien d'un m\'ecano, je vous le jure! D'ailleurs Max est son portrait \`a tous les points de vue! Vous avez la chance d'avoir un fils extraordinare, champion de hockey, sorti premier de l'\'ecole de pilotage \`a vingt ans et demi, le plus fin des connaisseurs de chevaux, avec \c{c}a, qui couvre sa m\`ere et sa grand-m\`ere de cadeaux avec l'argent qu'il gagne aux courses, la coqueluche de toutes les femmes qui le voient dix minutes, et vous vous plaignez!\\
~~~Michel. Qu'est-ce que vous voulez prouver?\\
~~~Belle-m\`ere. Que vous n'avez pas lieu de vous plaindre! Vous ne pouvez pas rencontrer un ami sans qu'ils vous f\'elicite pendant un quart d'heure sur les exploits de votre fils. D'autres n'en feraient pas une catastrophe!\\
~~~Michel. Mais il n'est pas mon fils!\\
~~~Belle-m\`ere. Vous \^etes un bourgeois, tenez!\\
~~~Michel. Moi?\\
~~~Belle-m\`ere. Vous!\\
(Entre Simone.)\\
Ton mari est le dernier des bourgeois, ma petite!\\
~~~Simone. Que se passe-t-il?\\
~~~Belle-m\`ere. Expliquez-vous tout seuls. Moi je vais voir Garry Cooper!\\
~~~Michel. Il se passe que je sais tout! Max est le fils de Gerbal l'explorateur et Gerbal est ton amant depuis vingt ans!\\
~~~Simone. Tu deviens fou?\\
~~~Belle-m\`ere. Alors \c{c}a, c'est plus fort que tout: il n'a rien compris!\\
(Elle sort.)\\
~~~Michel. C'est bien \c{c}a?\\
~~~Simone. Je te demande si tu deviens fou?\\
~~~Michel. Oui, je deviens fou! Je deviens fou parce que je suis un \'etranger ici, une pi\`ece rapport\'ee. Tout se passe entre ta m\`ere, toi et Max. De temps en temps on condescend \`a me mettre au courant. On m'apprend que tu as un amant, on m'apprend que Max vous couvre de cadeaux avec l'argent qu'il gagne aux courses, on m'apprend qu'il est le fils de Gerbal. Il le sait peut-\^etre depuis longtemps lui? R\'eponds: Il le sait?\\
~~~Simone. Non.\\
~~~Michel. Non?\\
~~~Simone. Non.\\
~~~Michel. Et toi, depuis vingt ans que tu vis \`a c\^ot\'e de moi tu ne m'as jamais dit que tu avais un amant?\\
~~~Simone. Tu ne me l'as jamais demand\'e.\\
~~~Michel. Depuis vingt ans tu vois Gerbal...\\
~~~Simone. Depuis vingt ans je n'ai plus vu Gerbal, au contraire. Je n'ai jamais revu Gerbal. Il ne sait m\^eme pas que j'ai eu un fils de lui.\\
~~~Michel. Ah bon. Alors c'est un autre amant que tu as, si je comprends bien?\\
~~~Simone. Evidemment.\\
~~~Michel. Depuis quinze ans.\\
~~~Simone. Tu vois bien que tu es renseign\'e.\\
~~~Michel. Eh bien bravo!\\
~~~Simone. Mais enfin, Michel, qu'est-ce qu'il te prend?\\
~~~Michel. Il me prend que d'ici deux minutes une bombe va \'eclater, la maison va sauter et nous avec!\\
~~~Simone. Eh bien sautons! Si tu t'amuses \`a exploser maintenant, je te laisse \`a tes exercices.\\
~~~Michel. Non, reste ici! Vous vous \^etes donn\'e le mot toi et ta m\`ere pour dispara\^itre d\`es qu'on a quelque chose \`a vous dire aujourd'hui!\\
~~~Simone. Dis-le sur un autre ton alors.\\
~~~Michel. Max ou moi nous quitterons la maison ce soir m\^eme!\\
~~~Simone. Oui; eh bien je reviendrai quand tu seras d'aplomb.\\
~~~Michel. Tu entends ce que je te dis?\\
~~~Simone. Tu me fais mal! Veux-tu me l\^acher! Tu vas me faire une sc\`ene parce que tu d\'ecouvres que j'ai un amant? Avoue que ce serait dr\^ole! Depuis la naissance de Max nous n'avons jamais plus eu toi et moi la moindre intimit\'e.\\
~~~Pendant cinq ans je t'ai attendu, me demandant si la porte de ta chambre s'ouvrirait tout de m\^eme un soir; pendant cinq ans j'ai \'elev\'e mon fils \`a c\^ot\'e d'un homme aussi indiff\'erent \`a ce fils qu'\`a moi-m\^eme. Cet homme \'etait mon mari---toi---un bloc de glace---un veston, un gilet et un pantalon, qui se promenaient de temps en temps entre deux repas dans l'appartement. Le jour de la naissance de mon fils mon mari \'etait devenu meut, aveugle et sourd. J'ai rencontr\'e apr\`es cinq ans d'attente un homme qui, lui, avait des yeux, des oreilles et qui parlait; tu me croiras si tu veux: des oreilles et qui parlait; tu me croiras si tu veux: j'ai trouv\'e \c{c}a agr\'eable! Cet homme a \'et\'e mon amant et il l'est depuis quinze ans! Et aujourd'hui mon muet recouvre la parole pour parler comme un poss\'ed\'e: il recouvre l'usage de ses bras pour me tordre le poignets dans un angle de mur et pour de dire "bravo!" sur le ton dont on r\'eprimande une fille-m\`ere!\\
~~~Michel. Simone, tais-toi!\\
~~~Simone. Et pour me dire "Simone, tais-toi!". Comme \`a une enfant de douze ans qui fait un caprice! Eh bien, non, je ne me tairai pas! Je me suis tue pendant vingt ans---comme a dit je ne sais plus qui---j'ai la parole, je la garde! Car en vingt ans j'ai quand m\^eme pens\'e \`a deux ou trois choses. Il y a une \'epoque o\`u tu parlais toi aussi, o\`u tu me parlais: les premiers temps de notre mariage. Tu parlais m\^eme beaucoup et toujours de la m\^eme chose: tu me parlais de ta famille. Ta famille qui n'avait pas admis ton mariage avec moi. Ta famille qui se croyait sortie de la cuisse de Jupiter---ton p\`ere, tes oncles, tes tantes, tes cousins, tes beaux-fr\`eres, tes belles-soeurs, cette troupe de bourgeois m\'ediocres ou ridicules affubl\'es de diminutifs burlesques---tu les critiquais tous, tu te moquais de leurs id\'ees, toutes faites... Eh bien, tu-es-exactement leur \'egal, Michel! Tu es leur fils, leur neveu, leur cousin, vous avez le m\^eme sang dans les veines, le fameux sang de "propri\'etaire p\'enard" dont tu parlais si bien. Tu disais: "Il y a des imb\'eciles qui pr\'etendent qu'on n'\'echappe pas \`a sa famille". Ce ne sont pas des imb\'eciles qui disent \c{c}a, tu es l\`a pour le prouver. Ils ont raison: on n'\'echappe pas \`a son p\`ere, ni \`a ses oncles, ni \`a ses tantes; on a le nez de l'un, les yeux de l'autre, la raie \`a droite ou \`a gauche d'un troisi\`eme, on a les pieds en dedans de la tante Octavie ou les dents pointues de l'oncle C\'elestin et on se croit outrag\'e et d\'eshonor\'e comme tous les oncles de la terre parce que votre femme a un amant. On part sur ses grands chevaux: "C'est \textit{ma} femme! \textit{Ma} femme me trompe! \textit{Ma} femme a un amant!"\\
~~~Michel. Tu n'as pas un amant?\\
~~~Simone. Eh bien qu'est-ce qu'il y a de chang\'e? Est-ce que je suis \textit{ta} femme depuis vingt ans? Je suis la femme d'un monsieur qui s'appelle Jean, si tu veux le savoir, et je vis avec un autre monsieur qui s'appelle Michel parce que j'ai un fils qui s'appelle Max!\\
~~~Michel. Et une m\`ere qui s'appelle Ad\`ele!\\
~~~Simone. Et une m\`ere qui s'appelle Ad\`ele!---Tu n'es pas amoureux de moi que je sache? Alors en quoi les choses sont-elles diff\'erentes? Je ne t'ai jamais reproch\'e ta vie priv\'ee, moi! Je ne t'ai jamais parl\'e d'Isabelle et de l'enfant que tu as eu avec elle. Je ne t'ai jamais parl\'e de C\'ecile, de Gaby, de Paula, de Raymonde ni de Ginette, la derni\`ere en date!\\
~~~Michel. Comment sais-tu?\\
~~~Simone. Je sais. Alors ne viens pas jouer avec moi les maris outrag\'es.\\
~~~Michel. Il ne s'agit ni de toi ni de moi et cette sortie n'a pas de sens. C'est Max qui compte!\\
~~~Simone. Max? Max a pour moi le plus profond respect et il m'adore. Il a toujours ignor\'e que tu n'\'etais pas son p\`ere.\\
~~~Michel. Et il se fout de moi!\\
~~~Simone. Tu ne t'es jamais beacoup int\'eress\'e \`a lui.\\
~~~Michel. Je me suis efforc\'e de lui donner une \'education correcte.\\
~~~Simone. Tu l'as \'elev\'e en lui rab\^achant \`a longueur de journ\'ee des principes idiots devant lesquels tu te h\'erissais autrefois et qui ne sont d'ailleurs pas ceux que tu mets en pratique.\\
~~~Michel. Max porte mon nom, je tenais \`a ce qu'il ne devienne pas un saltimbanque.\\
~~~Simone. Un quoi?\\
~~~Michel. Max est un casse-cou qui ne tient compte de rien: trois contraventions le mois dernier et une nuit au poste pour tapage nocturne, plainte d\'epos\'ee contre lui il y a trois mois pour \^etre arriv\'e coml\`etement saoul sur la sc\`ene de la Com\'edie-Fran\c{c}aise pendant une repr\'esentation d'Athalie, en criant: "Je veux couper la barbe du grand-pr\^etre".---Tu l'as oubli\'ee cette histoire-l\`a? Le lendemain son nom \'etait dans tous les journaux et sans l'intervention de Bachelin aupr\`es du ministre des Beaux-Arts, il en avait pour trois mois de prison!\\
~~~Simone. Mais comme il avait gagn\'e l'apr\`es-midi le match de la Coupe Davis, tu oublies de dire que son nom \'etait \'egalement dans tous les journaux \`a cette occasion et que la plaisanterie de la Com\'edie-Fran\c{c}aise lui a valu par contre-coup une popularit\'e \'enorme.\\
~~~Michel. Max a s\'eduit la fille du pr\'esident \`a la Cour des comptes et a failli se faire casser la gueule par le fianc\'e de la dite jeune fille---ce qu'entre parenth\`eses, il n'aurait pas vol\'e! Et moi je suis officiellement son p\`ere! Et quand je me permets de trouver que ce gar\c{c}on est un peu inqui\'etant, quand je t\^ache de lui mettre un peu de plomb dans la cervelle, je me fais traiter de vieux ronchon par ta m\`ere ou par toi, et c'est tout juste si on ne me dit pas de rester tranquille.\\
~~~Simone. Max est jeune, Max est heureux de vivre, il s'\'ebroue dans ses vingt ans comme tous les jeunes gens de son \^age, \`a cette diff\'erence pr\`es qu'il est plus courageux, plus entreprenant, plus instinctif. Max est un rayon de soleil!\\
~~~Michel. Dis-moi qu'il est le portrait de son p\`ere!\\
~~~Simone. Justement! Son p\`ere n'\'etait pas un r\^eveur, son p\`ere \'etait un po\`ete en action, une force en marche...\\
~~~Michel. Qui culbutait les jeunes filles \`a Vichy pendant que leurs m\`eres buvaient des verres d'eau chaude.\\
~~~Simone. Je ne m'arr\^ete pas \`a tes grossi\`eret\'es. Max ressemble \`a son p\`ere, oui! Et veux-tu que je te dise pourquoi tu es si injuste envers lui et envers moi, pourquoi tu perds la t\^ete depuis que tu sais qui est son p\`ere, c'est parce qu'il te fait honte!\\
~~~Michel. Max me fait honte?\\
~~~Simone. Il te fait honte et il te fait peur! Rappelle-toi encore l'\'epoque o\`u tu me parlais: tu avais voulu \^etre explorateur, tu avais voulu une vie ardente et path\'ethique; tu n'es jamais parti, Michel, tu n'as jamais quitt\'e tes pantoufles et ton petit confort. Tu n'admettais que la travers\'ee de terres br\^ulantes ou glac\'ees,---tu n'as jamais quitt\'e le petit coin de ton radiateur, le petit train-train de tes habitudes douillettes; tu n'as jamais d\'epass\'e tes r\^eves! Et devant toi aujourd'hui tu as un exemple: Max ne r\^eve pas, Max vit, Max agit d'instinct, alors tu prends le ton des p\`eres solennels, tu le "mets en garde", tu le veux "correct", en fait, tu voudrais l'\'etouffer, le r\'eduire, le ramener \`a toi, \`a tes proportions; tu es jaloux, Michel! Max repr\'esente ton adolescence r\^ev\'ee, la jeunesse que tu voulais avoir. Voil\`a la v\'erit\'e. Voil\`a pourquoi tu lui parles comme ton p\`ere te parlait, et aussi pourquoi tu l'agaces comme ton p\`ere t'aga\c{c}ait. C'est un vieux compte avec toi-m\^eme que tu veux r\'egler, et c'est sur lui que tu le fais; tu ne peux pas supporter Max parce qu'il est ce que tu voulais \^etre! Max est fort et toi tu es faible!\\
~~~Michel. Je suis faible, moi?\\
~~~Simone. Tu es plus que \c{c}a: tu es un faible!\\
~~~Michel. Eh bien, nous allons voir qui de lui ou de moi parlera le plus haut. Max saura aujourd'hui m\^eme qu'il n'est pas mon fils, il saura aujourd'hui m\^eme ce qu'a \'et\'e ma vie et ce que j'ai accept\'e et nous verrons s'il m'accusera comme toi, nous verrons s'il ne comprendra pas que j'ai raison de le mettre en garde, que c'est un homme et un ami qui lui parle et non pas un grand-p\`ere comme tu te plais \`a le dire. Si j'ai tort, si ma vie n'a \'et\'e qu'un ratage et que je sois vraiment de trop, c'est moi qui partirai, je ne resterai pas une minute de plus entre vous, mais sinon c'est lui qui partira, je ne supporterai plus la pr\'esence d'un gar\c{c}on qui me m\'eprise. Nous allons voir! Il va trouver \`a qui parler! Ce petit morveux! Je suis son p\`ere, il me doit le respect!\\
~~~Simone. Tu t'\'egares!\\
~~~Michel. Eh bien: raison de plus si je ne le suis pas!\\
~~~Simone. Voil\`a Max. Tu peux commencer la joute; moi j'ai eu ma part.\\
(Elle sort.)\\
(Entre Max.)\\
~~~Max. Bonjour papa. Tu es seul?\\
~~~Michel. Et je t'attendais. J'ai \`a te parler.\\
~~~Max. Longtemps?\\
~~~Michel. Le temps qu'il faudra pour te dire deux ou trois choses qui ont leur importance. Tu es press\'e?\\
~~~Max. J'ai ma valise \`a faire. Je pars ce soir.\\
~~~Michel. O\`u vas-tu?\\
~~~Max. Je vais passer trois semaines au Maroc. Mais j'ai le temps. Je t'\'ecoute papa. Je suis ton fils d\'evou\'e.\\
~~~Michel. Qu'est-ce que tu me reproches, Max?\\
~~~Max. Moi?\\
~~~Michel. Oui. Je viens d'avoir avec ta m\`ere une explication violente. C'est toi que je veux entendre. Qu'est-ce que tu me reproches?\\
~~~Max. Mais rien du tout mon pauvre papa. Que veux-tu que je te reproche?\\
~~~Michel. Tu me reproches de t'assomer.\\
~~~Max. Mais non.\\
~~~Michel. Tu me reproches de ne pas te comprendre, de ne pas \^etre ton complice dans la vie, tu me reproches de te tenir des discours de p\`ere noble?\\
~~~Max. C'est maman qui t'a dit \c{c}a?\\
~~~Michel. Ta m\`ere est en dehors de la question. Ce qui m'importe c'est de savoir ce que tu penses, toi.\\
~~~Max. Mais \'ecoute, mon pauvre papa, je ne pense pas \`a \c{c}a, moi, je ne te reproche rien. Pour reprocher quelque chose \`a un \^etre il faut d'abord parler la m\^eme langue. Tu penses ce que tu pense, tu vois les choses sous un angle qui est \`a toi et qui n\'est pas obligatoirement le mien.\\
~~~Michel. Ah mais voil\`a! Pourquoi ne serait-ce pas le tien?\\
~~~Max. Mais je n'en sais rien. Comment veux-tu que je te r\'eponde. Tout le monde n'est pas oblig\'e de voir les choses sous le m\^eme angle. Tu as ta vie, tu as tes id\'ees, tes occupations tu as vingt-cinq ans de plus que moi, il y a mille raisons pour que certaines diff\'erences existent entre nous deux. C'est tr\`es normal. Pourquoi veux-tu que nous soyons semblables? Tu es ce que tu es, je suis ce que je suis et nous sommes tr\`es bien tous les deux. Pourquoi me demandes-tu ce que je te reproche? On ne reproche rien, on constate. C'est toi qui me reproches quelquefois d'\^etre ce que je suis et c'est l\`a justement que je ne te comprends pas. Pourquoi?\\
~~~Michel. Je ne te reproche rien, je te conseille, je te mets en garde.\\
~~~Max. Pourquoi?\\
~~~Michel. Parce que je t'aime et que tu es mon fils.\\
~~~Max. Mais mon pauvre papa...\\
~~~Michel. Pourquoi m'appelles-tu mon pauvre papa?\\
~~~Max. Parce que je t'aime bien aussi et le fait justement de t'aimer bien ne me donne aucune envie de te dire: fais ceci ou cela, tu devrais tenter telle ou telle chose.\\
~~~Michel. Eh bien pourquoi pas?\\
~~~Max. Pourquoi pas quoi?\\
~~~Michel. Pourquoi ne me donnerais-tu pas des conseils?\\
~~~Max. Des conseils pourquoi?\\
~~~Michel. Pour ce que je fais par exemple. Je m'occupe de publicit\'e. Tu pourrais avoir des id\'ees.\\
~~~Max. Tu sais, moi je m'occupe d'aviation, \c{c}a ne se ressemble pas beaucoup.\\
~~~Michel. Je ne trouve pas justement: pr\'eparer une campagne publicitaire, c'est un peu du m\^eme ordre que pr\'eparer un raid. Tu n'y as jamais pens\'e \`a \c{c}a? Tu n'as jamais pens\'e que la publicit\'e c'\'etait justement le seul m\'etier o\`u l'imagination et l'esprit d'aventure soient en jeu. C'est une aventure, mon petit, la publicit\'e c'est un jeu avec les masses et avec l'inconnu. La publicit\'e c'est une sorte d'exploration si j'ose dire: on part chaque fois dans le grand inconnu; on pr\'epare ses plans, on p\`ese le pour et le contre et puis un beau jour on l\^ache tout: on r\'eussit ou on \'echoue comme un voyageur qui part tout seul, comme un pionnier \`a l'aventure!\\
~~~Max. Oui si tu veux...\\
~~~Michel. Mais oui je veux! C'est \c{c}a! C'est ma vie! C'est ma partie!\\
~~~Max. Oui, je sais bien... Eh bien, tu vois... Non, non, je ne peux pas te dire que j'ai envie de te donner des conseils pour la publicit\'e. Tu fais certainement \c{c}a tr\`es bien tout seul. Tu fais ton calcul avec les masses et avec l'inconnu... Tu t'en sors tr\`es bien sans moi. C'est ce qui te convient. Moi \c{c}a ne me tenterait pas, tu vois!\\
~~~Michel. C'est au-dessous de toi?\\
~~~Max. Ce n'est pas "au-dessous" de moi. Ce n'est pas pour moi que veux-tu! Moi je ferai de vraies exp\'editions, moi je me d\'ebrouillerai autrement, quoi! Chacun son boulot!\\
~~~Michel. Mon "boulot", comme tu dis, n'a rien de m\'eprisable!\\
~~~Max. Mais je ne te dis pas qu'il est m\'eprisable: je te dis qu'il n'est pas pour moi ou que je ne suis pas pour lui si tu pr\'ef\`eres!\\
~~~Michel. Toi, il te faut le casse-gueule! Il faut que tu traverses le Sahara en avion, que tu te foutes par terre au milieu du d\'esert et que tu te tra\^ines pendant cinq jours et cinq nuits dans le sable \`a la recherche d'un b\'edouin!\\
~~~Max. Ce sont les risques du m\'etier, mais \c{c}a a quand m\^eme une certaine allure, tu ne trouves pas? Les pays ont besoin de jeunesses audacieuses! Quand tu avais vingt ans tu n'avais pas envie de courir le monde?\\
~~~Michel. Quand j'avais vingt ans... Quand j'avais vingt ans, j'avais quand m\^eme un peu de plomb dans la cervelle!\\
~~~Max. Tu vois bien que ce serait absurde de ma part de te reprocher quoi que ce soit: nous \'etions diff\'erents au d\'epart. Toi \`a vingt ans tu \'etais raisonnable, tu te pr\'eparais \`a faire de la publicit\'e, tu n'avais aucune envie d'aventure et tu ne voulais pas conna\^itre le danger, moi \`a vingt ans, je suis d\'ej\`a dans le coup. Je ne me dis jamais: "Je voudrais ceci ou cela", je ne me pose jamais de questions sur ce que je dois faire ou ne pas faire: je l'ai trouv\'e tout seul, je n'ai m\^eme pas choisi, je suis Max Denoyer, comme Lindbergh \'etait Linbergh, comme Gerbal \'etait Gerbal, comme Jeanne d'Arc...\\
~~~Michel. Et tu te moques de moi parce que je fais de la publicit\'e! Et tu me consid\`eres avec ironie et un peu de piti\'e parce que je suis Michel Denoyer! Michel Denoyer "est ce qu'il est" et l'on n'y peut rien! Michel Denoyer est ton "pauvre papa" avec qui il est vraiment inutile de discuter---le brave homme!---Michel Denoyer est le type chez qui tu vis mais qui ne saurait en aucune fa\c{c}on t'int\'eresser parce qu'il n'est pas de ceux qui ont une vie ardente et path\'etique... N'ajoute pas un mot, Max! Sors!\\
~~~Max. Mais papa...\\
~~~Michel. Sors! Sors! Je t'en supplie! Sors!---Petit salaud...\\
(Max sort.)\\
(Bernard, dix-neuf ans, entre \`a droite.)\\
~~~Bernard. Papa.\\
~~~Michel. Quoi? D'o\`u sors-tu toi?\\
~~~Bernard. Je voulais vous voir tout de suite.\\
~~~Michel. Qu'est-ce qu'il y a?\\
~~~Bernard. Je suis coll\'e.\\
~~~Michel. Tu es coll\'e \`a l'oral?\\
~~~Bernard. Oui.\\
~~~Michel. Eh bien mon vieux, cette fois il va falloir renoncer! Tu as dix-neuf ans et demi, il faut faire une croix sur ton bachot. Tu ne l'auras jamais.\\
~~~Bernard. ...\\
~~~Michel. Qu'est-ce que tu en dis?\\
~~~Bernard. Qu'est-ce que je peux dire! J'ai travaill\'e mais...\\
~~~Michel. Mais quoi?\\
~~~Bernard. Faut croire que \c{c}a ne suffit pas.\\
~~~Michel. On t'a pos\'e des questions tr\`es difficiles?\\
~~~Bernard. Pas tellement...\\
~~~Michel. Alors?\\
~~~Bernard. Que voulez-vous... Moi l'oral, \c{c}a me paralyse: j'oublie tout. Et aujourd'hui \c{c}a \'et\'e pire que jamais: un brouillard! Je n'arrivais pas \`a voir les choses clairement, je m\'elangeais tout. Je ne sais pas pourquoi mais je suis comme \c{c}a... Et pourtant bon Dieu je les savais ces dates! Le Trait\'e d'Unkiar Skelissi: 1887. Le Trait\'e de Campo-Formio 1796! En g\'eom\'etrie: ce cas particulier des lignes proportionnelles dans le cercle, je le savais: "Si d'un point pris hors d'un cercle on lui m\`ene une tangente et une s\'ecante, la tangente est moyenne proportinnelle entre la s\'ecante enti\`ere et sa partie ext\'erieure." Je le sais! Je le savais ce matin aussi bien que cet apr\`es-midi, eh bien non: rien! Le vide!\\
~~~Michel. Tu \'etais fatigu\'e?\\
~~~Bernard. J'\'etais ailleurs. je te dis: un brouillard! Comme lorsque j'ai mang\'e des oeufs le soir.\\
~~~Michel. Tu as mang\'e des oeufs hier soir?\\
~~~Bernard. Hier soir?... Mais... Mais oui!\\
~~~Michel. Oui?\\
~~~Bernard. Oui, hier soir il y avait des oeufs sur le plat, je n'y avais pas fait attention.\\
~~~Michel. C'est ton foie, mon pauvre Bernard.\\
~~~Bernard. Que ce soit mon foie ou autre chose je suis coll\'e!\\
~~~Michel. Je connais \c{c}a. Tu as mon foie, tu es un h\'epathique comme moi: on se sent bien, heureux de vivre, on est s\^ur de soi, on sait ce qu'on veut dire et faire, et puis on mange des oeufs ou bien on \'eprouve une contrari\'et\'e quelconque et patatras, on n'a plus envie de rien, on a la t\^ete vide, on n'a plus aucun point commun avec celui qu'on \'etait la veille. Mon p\`ere c'est l'estomac, et le foie c'\'etait mon oncle Auguste, celui de la famille \`a qui je ressemble. Tu as comme nous ces alternances de ga\^it\'e et de torpeur, de vitalit\'e et d'abattement, je l'ai remarqu\'e bien souvent. C'est de nous que tu as h\'erit\'e mon vieux. Tu es mon fils et nous sommes ses neveux.\\
~~~Bernard. C'est gai.\\
~~~Michel. Quand ce n'est pas le foie c'est le coeur et quand ce n'est pas le coeur ce sont les rhumatismes. La famille! Et brusquement au moment o\`u l'on s'y attend le moins, crac! on ressent une douleur atroce entre les omoplates ou dans une jambe ou dans les reins, on se demande ce qui vous arrive et on se rappelle tout d'un coup son p\`ere, ou son grand-p\`ere, ou son oncle, qui vous faisait rire quand on \'etait petit parce qu'il ne pouvait pas se lever de sa chaise sans pousser un cri et qui se tra\^inait, une main sur la fesse \`a cause d'une sciatique ou d'un lumbago rhumatismal.\\
~~~Bernard. Tu as des rhumatismes \`a ton \^age?\\
~~~Michel. Ce n'est pas une question d'\^age. Mais tu le sais bien, il m'arrive de recevoir un coup de poignard dans les reins, sans raison apparente, mais \`a la suite d'une contrari\'et\'e, d'une mauvaise digestion. R\'eaction h\'epathique. L'oncle Auguste!---Toi tu as re\c{c}u ton coup de poignard ce matin tu vois!\\
~~~Bernard. Si on veut, oui.\\
~~~Michel. Bon! Alors? Qu'est-ce que tu vas faire mon pauvre Bernard?\\
~~~Bernard. Je ne sais pas, moi...\\
~~~Michel. Il faut savoir, mon vieux! Il ne s'agit m\^eme pas de dire "je voudrais" ceci ou cela, il faut sentir ce pourquoi tu es fait---et agir! Qu'est-ce qui t'attire?\\
~~~Bernard. Oh!...\\
~~~Michel. Quoi?\\
~~~Bernard. Je voudrais trouver quelque chose, un peu loin... aux colonies par exemple! Seulement!...\\
~~~Michel. Seulement quoi? C'est tr\`es bien les colonies!\\
~~~Bernard. Oui... mais que veux-tu que je fasse aux colonies?\\
~~~Michel. Tu as envie d'aller aux colonies ou non?\\
~~~Bernard. Oui... J'aimerais bien... Mais il y a le pour et le contre...\\
~~~Michel. Tu r\^eves, mon pauvre Bernard! Tu es mou!\\
~~~Bernard. Pouquoi m'appelles-tu mon pauvre Bernard?\\
~~~Michel. Parce que tu ne sais pas ce que tu veux! A ton \^age on sait bien si on est fait pour l'aventure, l'impr\'evu, l'exploration ou si au contraire on veut passer sa vie dans un bureau. C'est \`a ton \^age que l'on sent cela. Et c'est \`a ton \^age qu'il faut choisir sa vie!\\
~~~Bernard. Facile \`a dire: choisir! Vous connaissez tellement de gens qui choisissent? Vous m'avez dit vingt fois que dans votre famille presque tous les hommes avaient toujours pris la succession de leur p\`ere, comme notaire, avocat, comme avou\'e ou comme magistrat. Vous croyez qu'\`a vingt ans ils avaient tous envie d'\^etre notaires, avocats ou avou\'es ou magistrats? Ils n'ont pas choisi. Et vous aussi, maman m'a souvent racont\'e qu'\`a vingt ans vous vouliez partir comme moi, aux colonies, vous vouliez \^etre explorateur. Vous ne l'\^etes pas non plus, vous avez une affaire de publicit\'e, vous vivez dans un bureau.\\
~~~Michel. Mais je ne rougis pas de faire de la publicit\'e!\\
~~~Bernard. Je sais bien. Mais \`a mon \^age vous vouliez \^etre explorateur.\\
~~~Michel. Et alors?\\
~~~Bernard. Alors rien. Si je vous ressemble, je ne paritirai pas non plus peut-\^etre... Il n'y a pas de raison! On aurait probablement plus de courage si on ne connaissait pas ceux \`a qui on ressemble.\\
~~~Michel. Tu as honte de moi par hasard, tu rougis de ton p\`ere?\\
~~~Bernard. Je n'ai pas honte, papa, mais...\\
~~~Michel. Mais je ne suis pas pour toi une raison d'esp\'erer en toi? Mais je te d\'ecourage \`a l'avance, c'est ce que tu veux dire? Sors Bernard! Sors d'ici! Je t'interdis d'ajouter une parole! Tu m'entends: sors!\\
(Il le pousse dehors.)\\
(Il se pr\'ecipite sur le t\'el\'ephone et compose un num\'ero.)\\
~~~Allo Ginette? C'est toi mon amour?... Quoi? Non, je n'ai rien... ou plut\^ot oui... Oui, plus rien ne compte, tu m'entends? Rien sauf toi... Il n'y a plus que toi qui m'aimes et que j'aime, et je ne veux plus en rester \`a ce petit amour "\`a c\^ot\'e", ce petit amour en marge qu'\'etait le n\^otre, je veux ne plus vivre que pour cet amour---nous allons partir, Ginette, toi et moi... O\`u? Je ne sais pas encore, mais nous allons partir ce soir-m\^eme. Fais ta valise, je t'attends... Mais oui: ici! Chez moi... Mais justement! Je ne peux pas t'expliquer \c{c}a par t\'el\'ephone; je ne te demande qu'une chose: pr\'epare une valise, une grosse valise, nous partons pour longtemps... Oui... Oui dans une heure, dans un quart d'heure, d\`es que tu seras pr\^ete... Saute dans un taxi et viens me prendre... Eh bien, tu laisseras ta valise dans le taxi et tu monteras. Je t'attends ici... Non, je suis seul... Ma femme n'a aucune importance!... A tout de suite! Je t'aime Ginette mon amour, et nous allons \^etre heureux, seuls! Viens vite!\\
(Pendant qu'il parlait Isabelle est entr\'ee par le fond et l'a \'ecout\'e derri\`ere lui.)\\
~~~Isabelle. Tu pars pour toujours Michel?\\
~~~Michel. Tu ne pouvais pas ne pas \^etre la premi\`ere \`a l'apprendre.\\
~~~Isabelle. Les hommes tromp\'es sont toujours les derniers \`a le savoir; une femme sait avant toutes les autres que son amant va l'abandonner.\\
~~~Michel. Il faut que je parte Isabelle, la vie ici n'est plus possible pour moi. Je suis jeune et ma vie ne peut pas \^etre finie.\\
~~~Isabelle. Tu l'aimes?\\
~~~Michel. Oui.\\
~~~Isabelle. Es-tu s\^ur de l'aimer assez pour entreprendre une vie nouvelle et l'attacher \`a cette vie?\\
~~~Michel. Pouquoi?\\
~~~Isabelle. Parce que je t'ai aim\'e, Michel. Parce que d'autres que moi t'ont aim\'e qui se sont un jour senties les bras vides. Tu t'es toujours servie de l'amour comme d'une force nouvelle qui peut-\^etre allait te sauver et cette force te d\'ecevait chaque fois et tu l\^achais prise sans regarder les larmes qu'on pleurait derri\`ere toi.\\
~~~Michel. Tais-toi, Isabelle. Je sais que je n'ai pas su te rendre heureuse. Tu m'as donn\'e ta vie et moi j'ai gard\'e la mienne; la partie n'a pas \'et\'e \'egale. Je sais que certains jours tu regrettes notre rencotre.\\
~~~Isabelle. Je regrette d'avoir crue en toi, Michel! Ce n'est pas un cas tr\`es original pour une femme...\\
~~~Michel. Je voudrais que tu comprennes...\\
~~~Isabelle. J'ai tout compris: tu n'as jamais aim\'e, Michel, et tu n'aimeras jamais.\\
~~~Michel. Je t'ai aim\'ee, Isabelle! Je t'ai aim\'ee comme la vie!\\
~~~Isabelle. Comme "ta" vie, Michel! Comme la vie que tu as aim\'ee, elle aussi, sans la prendre! Tu m'as r\^ev\'ee un moment et tu m'as fr\^ol\'ee. Et pour moi ce fr\^olement avait suffi: je m'\'etais \'eveill\'ee, attendant tout de ton passage. Pour toi, ce fr\^olement \'etait une fin. Il te restait \`a m'attacher, \`a me lier \`a toi: tu es rest\'e \`a mi-chemin de cette union, Michel, comme tu es rest\'e \`a mi-chemin de tes d\'eparts.---A mi-chemin de l'amour, \`a mi-chemin du bonheur, \`a mi-chemin de la vie, voil\`a o\`u tu nous a laiss\'es toi et moi.\\
~~~Michel. Tais-toi, Isabelle.\\
~~~Isabelle. Aujourd'hui tu t'en vas. Es-tu s\^ur que cette petite que tu emm\`enes n'ait pas d\'ej\`a compris et qu'elle n'ait pas d\'ej\`a renonc\'e \`a toi?\\
~~~Michel. Tu n'as pas le droit, Isabelle, de me faire douter de moi! Toute ma vie n'est qu'une lutte contre ma faiblesse. Tu n'as pas le droit de m'enlever le courage des heures o\`u je suis tout entier le meilleur de moi-m\^eme!\\
~~~Isabelle. Je ne t'enl\`everai pas ce courage. Sois hereux. C'est la phrase que j'ai murmur\'ee toute ma vie \`a ton c\^ot\'e; je ne l'ai jamais pens\'ee avec plus d'amour qu'aujourd'hui o\`u je la dis \`a haute voix.\\
(Elle va sortir.)\\
~~~Michel. Isbelle! Isabelle! Ne pars pas! Comprends-moi: j'ai tout perdu! J'avais deux enfants dans ma vie! Tu te rappelles le plan du premier jour o\`u nous nous sommes rencontr\'es: ici mon fils l\'egitime qui n'\'etait pas mon fils, \`a qui j'allais donner tous les principes courants des \'educations mod\`eles, et avec toi mon fils, \`a moi, qui r\'ealiserait tout ce que j'avais r\^ev\'e et que moi je n'avais pas r\'eussi! Eh bien Max est l\`a, devant moi, et Max pousse comme une tige, comme une fleur vivace; Max a rejet\'e d'instinct tout ce qui \'etait factice et frelat\'e dans l'\'education que lui donnais; Max a trouv\'e son bonheur et son \'equilibre et sa joie \`a l'\^age m\^eme du bonheur et de la joie; Max est le fils de Gerbal! Max a dans les veines le sang d'un homme v\'eritable! Et Bernard---notre Bernard, Isabelle, mon fils \`a moi---il n'a servi de rien de l'\'elever en marge des conventions et de l'ordre, il n'a servi de rien de lui insuffler l'ardeur et le courage et de lui laisser toutes les libert\'es d'\'epanouissement: Bernard ne voit pas le soleil et ne sent pas l'\'eclat de ses vingt ans,---Bernard est \textit{mon} fils, Isabelle! Je me trompais autrefois: j'en voulais aux miens. Je les rendais responsables de mes faiblesses \`a cause de l'\'education que j'avais re\c{c}ue:---Je me trompais! Ils n'y pouvaient rien! J'\'etais ce que je devais \^etre, avec mes muscles, avec mes nerfs, avec ce qu'on m'avait l\'egu\'e de d\'esirs, de tendances, d'intelligence et de faiblesse. On ne peut pas reprocher son sang \`a ceux qui vous l'ont donn\'e! On ne peut se r\'evolter contre personne! On n'a pas le droit de crier contre son destin! Ce cri-l\`a est d\'ej\`a une faiblesse! Les hommes forts acceptent leurs limites et leur infortune et dans ces limites ils trouvent leur grandeur!\\
~~~Isabelle. Calme-toi, Michel.\\
~~~Michel, (retombant, plus calme.) Bernard m'a dit une phrase terrible: "On aurait plus de courage si on ne connaissait pas ceux \`a qui on ressemble"... J'avais voulu un fils en marge, \'elev\'e hors de la ruche et qui n'ait pas \`a conna\^itre tous les notaires de ma famille. J'avais oubli\'e que je serais l\`a, Isabelle... On d\'eteste ses parents pour les d\'efauts qu'ils vous ont l\'egu\'es---ce que l'on aime chez ses enfants ce sont les qualit\'es que l'on croyait avoir soi-m\^eme.\\
~~~Isabelle. C'est une phrase d'orgueilleux, Michel. On peut aimer son fils sans qu'il vous flatte.\\
~~~Michel. On n'aime pas l'image de ses faiblesses.\\
~~~Isabelle. Bernard n'a rien qui doive te faire honte.\\
~~~Michel. Il n'a rien non plus qui puisse me consoler.\\
~~~Isabelle. On ne se refait pas, Michel. Accepte-toi.\\
~~~Michel. Il y a vingt ans que je m'accepte pour continuer \`a vivre.\\
~~~Isabelle. Adieu, Michel. Pars. Sois heureux si aujourd'hui tu peux croire \`a ton bonheur.\\
(Elle sort lentement.)\\
~~~Michel, (seul.) Il ne sera pas dit que je n'ai pas aim\'e! Je ne crois plus en vous, mon Dieu, mais je crois \`a l'amour tel qu'il serait dans le coeur de tous les hommes si vraiment ils sortaient de vos mains, je crois \`a cette soif, je crois \`a mon \'elan vers cet amour, ce point de tous nos abandons, cette rencotre de pardons, de mains ouvertes, de paroles illimit\'ees que chaque jour on laisse au vent!\\
~~~---Ginette, Ginette mon amour, je t'aimerai! Il n'est pas vrai que je ne peux pas aimer! Je ne peux qu'aimer au contraire! et je saurai te garder toute chaude dans mes bras! Je t'attends, Ginette!\\
(Il a fait un grand mouvement et s'arr\^ete brusquement en poussant un cri de douleur et en portant la main \`a ses reins. Il recule lentement vers un fauteuil \`a l'\'ecart o\`u il s'assied en soupirant, et dit, d\'egris\'e:)\\
L'oncle Auguste!\\
(Entrent \`a ce moment-l\`a chacun de son cot\'e, Ginette et Max. Celui-ci a une valise \`a la main.)\\
~~~Max. Quelle apparition! Faire sa valise, se pr\'eparer \`a partir en voyage, sortir de sa chambre et vous rencontrer au premier pas! Qui \^etes-vous?\\
~~~Ginette. Je m'appelle Ginette.\\
~~~Max. Moi Max. Vous ne partez pas en voyage aussi par hasard?\\
~~~Ginette. Oui. J'ai ma valise dans un taxi.\\
~~~Max. O\`u partez-vous?\\
~~~Ginette. Je ne sais pas.\\
~~~Max. Nous avons s\^urement le m\^eme \^age.\\
~~~Ginette. Vous voyez \c{c}a?\\
~~~Max. Dans vos yeux.\\
~~~Ginette. Je ne peux pas regarder les v\^otres.\\
~~~Max. Pourquoi?\\
~~~Ginette. Ils sont trop brillants.\\
~~~Max. Ginette, vous avez vingt ans?\\
~~~Ginette. J'ai vingt ans.\\
~~~Max. Qui aimez-vous?\\
~~~Ginette. Le hasard. Quand il est beau.\\
~~~Max. Depuis combien de temps nous connaissons-nous?\\
~~~Ginette. Nous avoins d\^u nous rencontrer dans une autre vie.\\
~~~Max. Vous y croyez?\\
~~~Ginette. Je crois au miracle quand je le vois!\\
~~~Max. Je pars pour le Maroc. Savez-vous ce que c'est que l'impr\'evu?\\
~~~Ginette. Je sais ce que c'est que l'amour quand on ne sait plus rien de ce qu'on pr\'evoyait.\\
~~~Max. Votre vie vous appartient?\\
~~~Ginette. Depuis un moment elle n'est plus \`a moi...\\
~~~Max. Ginette!\\
~~~Ginette. Max!\\
(Ils s'embrassent longuement.)\\
(Michel pendant la sc\`ene a essay\'e d'attirer l'attention et a appel\'e (sans voix comme dans les r\^eves). A ce moment il essaie encore de se dresser, de tendre les bras (mais dans de l'ouate); il hurle sans voix les noms de Max et de Ginette sans \^etre entendu).\\
\\
ouate~~~ȁAE\\
\\
(Max et Ginette se s\'eparent \`a peine:)\\
~~~Max. Tu as vraiment une valise en bas?\\
~~~Ginette. Oui.\\
~~~Max. Nous partons mon amour.\\
~~~Ginette. Je t'aime.\\
(Ils sortent enlac\'es.)\\
(La lumi\`ere est descendue brusquement.)\\
(Michel crie sans voix: "Au secours!" plusieurs fois et sa voix revient peu \`a peu jusqu'au dernier: "Au secours!" qu'il hurle \`a pleine voix. Puis il retombe et, \`a bout de forces:)\\
~~~Michel. Je hurlais... Je hurlais leurs noms et ils ne m'entendaient pas, je remuais et ils ne me voyaient pas... Ginette... Ginette, je t'aurais aim\'ee... Je t'aurais aim\'ee co\^ute que co\^ute pour ne pas mourir!... Je suis seul... seul... seul dans une fausse nuit...---La nuit!... Vienne la nuit! Apportez-moi la nuit, mon Dieu, si vous existez! Promettez-moi au moins que la nuit viendra...\\
(Une voix dans un micro, douce et lointaine.)\\
~~~La voix. Elle viendra Michel. Nous l'attendons tous.\\
~~~Michel. Avec le sommeil? Le sommeil in\'eluctable qui ne laisse filtrer aucune souffrance?\\
~~~La voix. Le sommeil total.\\
~~~Michel. Aucun amour?\\
~~~La voix. Aucun amour. Aucune femme. Aucune nostalgie. Aucun doute.\\
~~~Michel. Merci mon Dieu.\\
~~~La voix. Tu dormiras comme lorsque tu \'etais un petit enfant et que tu m'appelais "tonton Auguste".\\
~~~Michel. Auguste?\\
~~~La voix. Car c'est la premi\`ere fois que tu m'appelles Dieu, Michel.\\
~~~Michel. C'est toi l'oncle Auguste? O\`u es-tu?\\
~~~La voix. Je suis par l\`a comme toujours---dans les murs, dans le plafond... dans l'air...\\
~~~Michel. Tu fais le spectre?\\
~~~La voix. Je fais le spectre, je fais Dieu, je parle \`a mon neveu Michel que j'ai toujours beaucoup aim\'e.\\
~~~Michel. Je suis un mis\'erable, oncle Auguste, je ne suis pas un homme!\\
~~~La voix. Dors, Michel. Il faut aimer. Il faut souffrir. Il faut croire au bonheur et il faut vouloir mourir aussi quelquefois---ou bien faire le spectre pour l'oublier. Dieu aime bien lui aussi les hommes qui ont une grande id\'ee de la vie et qui se trouvent trop petits pour elle.\\
~~~Michel. Ils l'apitoient?\\
~~~La voix. Ils l'amusent...\\
(Michel est retomb\'e doucement dans sa position qui est celle de son sommeil \`a la fin du premier acte.)\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~(Rideau)\\















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\end{document}