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\begin{document}
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\oddsidemargin = 1cm
\baselineskip=1cm
{
~~~~~~~~~~~~~Poucette\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Pi\`ece en un acte de Charles Vildrac \\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~A Ludmila et Georges Pito\"eff\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~Personnages\\
Yvonne Blanchet, 22 ans ..... Mlle Jany Holt.\\
Maurice, 25 ans ....  M. Louis Salou.\\
Madame Cazin, 35 ans.  Mlle Magdeleine B\'erubet.\\
\\
Cette pi\`ece a \'et\'e repr\'esent\'ee pour la premi\`ere fois 
\`a Paris, au Th\'e\^atre des Mathurins, sous la direction 
de Georges Pito\"eff, le 20 f\'evrier 1936.\\
\\
(Chez Yvonne:  une chambre d'ouvri\`ere, modeste, 
mais ordonn\'ee, pimpante; au milieu, une petite table 
o\`u, Yvonne et Maurice, assis l'un en face de l'autre, 
ach\`event de d\'ejeuner.)\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 1\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~Yvonne, Maurice.\\
(Yvonne boit son caf\'e \`a petits coups, sans quitter 
des yeux Maurice qui, de son c\^ot\'e, est uniquement occup\'e 
\`a la contempler.)\\
~~~Yvonne, (tendrement).  Un peu de caf\'e?\\
~~~Maurice.  Non, j'en ai encore.\\
~~~Yvonne.  Alors, tu ne veux plus rien?\\
~~~Maurice.  Non ...\\
~~~Yvonne.  Tu n'as rien mang\'e ... Mon d\'ejeuner ne t'a pas 
plu?\\
~~~Maurice, (protestant.)  Oh!  si, j'ai bien mang\'e!\\
~~~Yvonne.  Pas beaucoup!\\
~~~Maurice.  C'est que je n'en suis pas encore \`a pouvoir 
manger, comme \c{c}a, pr\`es de toi, assis en face de toi.  
C'est la premi\`ere fois, je crois, que je peux te regarder aussi 
longtemps.  Manger!  Il s'agit bien de cela! ... \\
(Yvonne se tend \`a lui par-dessus la table, et ils s'embrassent; 
puis ils demeurent les mains unies.)\\
~~~Maurice.  Toi, je t'ai vu d\'ejeuner!  Comme c'est joli un
oiseau qui a faim et qui se r\'gale!  Les belles dents 
qui coupaient les radis, qui mordaient dans le pain.\\
~~~Et quand tu avances les l\`evres pour boire, c'est 
beau, tu sais!  Et quand tu reviens de ta cuisine et 
que tu poses un plat sur la table, tu abaisses tes ciles 
et tu as une bouche de petite fille s\'erieuse.  Ah!\\
~~~Yvonne.  Mon ch\'eri!\\
(Elle le contemple un instant, puis, lui saisissant une 
main, la presse contre sa poitrine avec un rire triomphant.)\\
~~~Maurice.  A quoi penses-tu?\\
~~~Yvonne.  Je me rappelais quelque chose.\\
~~~Maurice.  Quoi?\\
~~~Yvonne.  Je me rappelais ce que j'ai pens\'e quatre ou cinq 
jours apr\`es que tu nous es arriv\'e comme contre-ma\^itre.  
Je te regardais passer entre les tables de 
d\'ecoupage; je me disais ...\\
~~~Maurice.  Quoi, mon petit?\\
~~~Yvonne.  Eh bien, voil\`a, je me disais:  Celui-l\`a ... (Elle 
h\'esite.)\\\
~~~Maurice.  Celui-l\`a?\\
~~~Yvonne.  Celui-l\`a, il ne s'en doute gu\`ere; il ne fait pas 
attention \`a moi, mais il n'aurait qu'un signe \`a faire, 
qu'un signe!  Et alors, tout ce qu'il voudrait ...\\
~~~Maurice, (attendri.)  Non, je ne m'en doutais pas.  Tu \'etais bien la 
plus r\'eserv\'ee de toutes.  Je trouvais que tu avais 
l'air fi\`ere.\\
~~~Yvonne.  Fi\`ere?  Ah! non, alors!  Tu m'intimidais!\\
~~~Maurice.  Toi aussi, tu m'intimadais.  Je t'observais, je 
t'admirais seulement de loin.  Tu ne chantais pas 
avec les autres.  Ce qu'elles peuvent chanter des 
chansons d\'ego\^utantes, toutes ces femmes!  Cette 
m\`ere Baudru!\\
~~~Yvonne.  Oui, ce sont les vieilles les plus enrag\'ees.  Tu vas 
rire: \c{c}a me g\^ene que tu entendes leurs salet\'es, 
bien que tu sois un homme.\\
~~~Maurice, (apr\`es un silence.)  Ce qui te g\^ene, ce n'est peut-\^etre 
pas que je les entende, mais c'est de les entendre, toi, devant 
moi.  Moi aussi, \c{c}a me g\^ene:  quand l'\'equipe de la 
m\`ere Baudru chante, j'\'evite de passer devant ta 
place.\\
~~~Yvonne.  Mon ch\'eri!  (Un silence.)  Tu dis que je t'intimidais; 
pourtant, ce jour fameux o\`u tu t'es mis en col\`ere 
parce qu'on gaspillait du carton, c'est \`a moi, \`a 
moi seule, que tu es venu faire des reproches.  Les 
autres d\'ecoupaient aussi mal que moi.\\
~~~Maurice.  Oui ... Je voulais t'atteindre, enfin!  M'adresser 
\`a toi pour n'importe quoi.  Je ne pouvais pas te 
faire un compliment.  \c{C}a non:  je n'aurais pas su 
le d\'ebiter sur un ton assez l\'eger, et il me semblait 
que tu te serais moqu\'ee.  Alors, je t'ai parl\'e durement.  
Faire le contrema\^itre s\'ev\`ere, c'\'etait bien plus facile 
que de faire le galant.  Je t'ai parl\'e plus durement 
encore que je ne le voulais parce que tu ne r\'epondais 
pas, que tu ne me regardais pas.  Je croyais sentir 
en toi une r\'esistance qui m'humiliait; comprends-tu?\\
~~~Yvonne, (\'etonn\'ee.)  Une r\'esistance?\\
~~~Maurice.  Je sais bien, maintenant, que ce n'\'etait pas cela!  
Comme on peut se tromper!  Quand, enfin, tu as 
lev\'e vers moi un regard d\'esol\'e, un regard de 
gosse qui se croit vraiment tr\`es coupable, ah!  mon 
pauvre petit, j'aurais voulu dispara\^itre!  J'ai d\^u 
bredouiller ...\\
~~~Yvonne.  Tu m'as souri.\\
~~~Maurice.  Sur le moment, tu ne m'en as pas voulu?\\
~~~Yvonne.  Oh!  non!  Je trouvais que ce que tu disais \'etait 
juste et vraiment bien envoy\'e.  Tu parles bien, tu 
sais!  J'\'etais navr\'ee, mais heureuse, au fond.  C'est 
incompr\'ehensible ...\\
~~~Mon ch\'eri!  Si tu ne m'avais pas grond\'ee si 
fort, tu ne serais pas venu le soir, \`a la sortie, me 
parler gentiment comme tu l'as fait.  Et moi, je 
ne t'aurais peut-\^etre jamais \'ecrit ma d\'eclaration.\\
~~~Maurice.  Viens l\`a, sur mes genoux.\\
~~~Yvonne, (se l\`eve, puis se ravisant.)  Non!  je n'aurais plus le 
courage de sortir.  Il  ne faut pas que j'oublie ma course!  C'est 
triste de perdre un seul quart d'heure de notre premier 
dimanche et de te laisser seul ici.  Mais j'ai promis 
\`a L\'eontine Pruvost d'aller lui porter sa paye.  Hier, 
j'ai touch\'e pour elle.\\
~~~Maurice.  Qu'est-ce qu'elle a?\\
~~~Yvonne.  Son petit est malade, en nourrice; elle est all\'ee 
le voir et a d\^u rentrer vers midi.  Elle a besoin de 
son argent.  Si elle ne l'a pas, elle viendra ici, et je 
ne veux pas.\\
~~~Maurice.  Je peux y aller, moi, pour t'\'eviter de sortir?\\
~~~Yvonne.  Oh!  non!  Elle se douterait de quelque chose.  
Et puis, tu sais o\`u elle habite?  Dans ta maison.  
Elle est aussi locataire de Mme Cazin.\\
~~~Maurice.  Ah!  voil\`a pourquoi je l'aper\c{c}ois quelquefois 
dans la cour.\\
~~~Yvonne.  Toi qui as dit \`a Mme Cazin que tu passais la 
journ\'ee \`a la campagne, si elle te voyait!  Au fait, 
ch\'eri, pourquoi te croire oblig\'e de lui dire o\`u tu 
vas?\\
~~~Maurice, (avec humeur.)  Je n'avais pas 
l'intentionde le lui dire.  Mais, 
quand je l'ai pr\'evenue que je ne rentrerais pas 
d\'ejeuner, cette insupportable curieuse m'a questionn\'e:  
"Vous allez manger au restaurant?  Moi 
qui fais un si bon petit d\'ejeuner, le dimanche!  
Vous \^etes invit\'e \`a l'usine?  Non?  Chez l'ing\'enieur?  
Vous allez peut-\^etre \`a la campagne?"  Pour ne pas 
\^etre impoli et pour me d\'ebarraser d'elle, je lui ai 
dit qu'elle avait devin\'e, que j'allais \`a la campagne.\\
~~~Yvonne.  Elle te nourrit bien?\\
~~~Maurice.  Oui.\\
~~~Yvonne.  Elle est aimable avec toi?\\
~~~Maurice.  Trop.  Elle m'agace.\\
~~~Yvonne.  Elle doit \^etre amoureuse de toi.\\
~~~Maurice, (riant.)  Peut-\^etre.\\
~~~Yvonne.  Il para\^it qu'elle d\'eteste son mari, qui court apr\`es 
toutes les femmes du quartier.  Et elle, de son c\^ot\'e, 
quand elle peut ...\\
~~~Maurice.  Eh bien, si elle compte sur moi ...\\
~~~Yvonne, (tendrement.)  Et puis, dis, Maurice, si 
elle t'ennuie, tu trouveras 
bien une pension ailleurs?  Une vraie pension.  
Chez Cazin, ce n'est pas assez bien pour toi.\\
~~~Et, \c{c}a m'ennuie un peu que tu sois l\`a ... Tous ces 
gens que je connais ... Ah!  si nous pouvions habiter 
ensemble sans qu'on le sache \`a la manufacture!  
Mais c'est impossible ... (Elle r\^eve, tandis que Maurice 
lui baise le poignet.)  Maurice?\\
~~~Maurice.  Ma petite Yvonne?\\
~~~Yvonne.  Alors, c'est vrai que tu ne fais qu'un stage dans 
notre atelier?\\
~~~Maurice.  Oui.  Il faut que j'apprenne \`a fond toute la fabrication.  
Alors, comprends-tu, je passe un certain 
temps dans chaque atelier, dans chaque service.\\
~~~Yvonne, (admirative.)  On dit que tu sors d'une grande \'ecole?\\
~~~Maurice.  D'une \'ecole; pas si grande que \c{c}a.\\
~~~Yvonne.  Et l'on dit que tu ne gagnes pas beaucoup plus 
que nous!\\
~~~Maurice.  Pas beaucoup, non ... Comme je sors d'une \'ecole, 
on ne m'accorde encore qu'un traitement ... d'\'ecolier.\\
~~~Yvonne.  Mon ch\'eri, pour passer dans tous les ateliers, il 
te faudra combien de temps?\\
~~~Maurice.  Oh!  quelques mois.\\
~~~Yvonne, (inqui\`ete.)  Et apr\`es?\\
~~~Maurice.  Apr\`es, j'irai avec un ing\'enieur en chef mettre 
en marche une des nouvelles manufactures de la 
soci\'et\'e; je ne sais pas laquelle.  On est en train d'en 
construire une pr\`es d'Amiens.  Yvonne!  Tu pleures?  
(Il va vers elle.)  Oh!  c'est parce que j'ai dit que je 
m'en irai?\\
~~~Yvonne, (elle fait un signe de t\^ete affirmatif, 
s'essuie les yeux, essaie de sourire.)  Il faut que j'aille 
faire ma course.\\
~~~Maurice, (l'attirant \`a lui.)  Mais c'est long \`a 
constuire, une usine, tu sais!  
Et je viens \`a peine d'arriver ici.  Nous avons peut-\^etre 
six mois devant nous.\\
~~~Yvonne, (plaintivement.)  Six mois!  Seulement six mois! ...\\
~~~Maurice, (interdit.)  C'est peu, bien s\^ur!  Mais c'est beaucoup tout 
de m\^eme.  Et puis, tu crois, alors, que tout sera fini 
quand je partirai?  Si on se pla\^it encore dans six 
mois, tous les deux, est-ce que je ne pourrais pas 
t'emmener?\\
~~~Yvonne, (tressaillant.)  M'emmener?\\
~~~Maurice.  Bien s\^ur!  Tu es libre, n'est-ce pas?  Libre d'aller 
travailler o\`u tu veux?  Il faudra bien embaucher 
des ouvri\`eres, l\`a o\`u j'irai.\\
~~~Yvonne, (troubl\'ee.)  Tu parles s\'erieusement?  
Tu m'emm\`enerais?  Tu voudrais de moi?\\
~~~Maurice.  Si je voudrais de toi, ma petite reine!  Mais c'est 
moi qui te demande si tu voudras t'en aller d'ici!\\
~~~Yvonne.  Comment donc!\\
~~~Mais j'irais n'importe o\`u pour \^etre avec toi!  
Comme ce serait bon d'arriver dans un pays o\`u ... 
o\`u personne ne nous conna\^itrait!  M'en aller d'ici, 
mais je ne demande que \c{c}a!\\
~~~Maurice.  Pourquoi?  Tu n'es pas d'ici?\\
~~~Yvonne.  Si, des environs.\\
~~~Maurice.  Tu n'as pas de famille?\\
~~~Yvonne, (avec une g\^ene imperceptible.)  Non ... 
C'est-\`a-dire que si, j'ai encore ma m\`ere.  
Seulement, je ne la vois presque plus, parce que ... 
D'abord, elle vit chez ma soeur a\^in\'ee, avec laquelle 
je suis f\^ach\'ee.  J'ai une autre soeur qui n'habite 
pas ici, mais qui vient me voir de temps en temps.  
Son mari est employ\'e au chemin de fer, \`a Vermilly.\\
~~~Maurice.  Comment peut-on se f\^acher avec une petite 
comme toi?\\
~~~Yvonne, (un peu assombrie.)  Il y a eu des choses ... 
Ma soeur a\^in\'ee est fi\`ere ... 
Elle est dure ... Sous pr\'etexte qu'on ne peut rien 
lui reprocher, elle ne passe rien aux autres.  Oh!  je 
sais bien qu'elle a des qualit\'es ... Elle tient de maman, 
elle ... Tu sais, maman nous a \'elev\'ees plut\^ot s\'ev\`erement ...\\
~~~Maurice.  C'est elle qui a fiat de toi une si merveilleuse 
femme d'int\'erieur?\\
~~~Yvonne, (joyeuse.)  Tu trouves?  Ah!  Maurice, 
quand nous serons ... 
enfin, si tu veux bien m'emmener, que nous ayons 
un chez nous, \`a nous deux, tu verras \c{c}a!\\
~~~Maurice.  Je verrai \c{c}a!\\
~~~Yvonne.  C'est que maman ne plaisantait pas sur la question 
du m\'enage!  A treize ans, nous savions coudre, 
repasser, et nous faisions la cuisine \`a tour de r\^ole.\\
~~~Maurice.  Et apr\`es treize ans, qu'est-ce que tu as fait?\\
~~~Yvonne, (de nouveau troubl\'ee.)  J'ai \'et\'e plac\'ee chez 
une couturi\`ere.\\
~~~Maurice.  Tu as ... Tu m'as laiss\'e entendre, l'autre soir, que 
tu as \'et\'e ... mari\'ee?\\
~~~Yvonne.  Mari\'ee, non.  J'\'etais fianc\'ee, et puis ... enfin nous 
nous sommes mis ensemble ... (Un silence.)\\
~~~Maurice.  Longtemps?\\
~~~Yvonne.  Non ... Non, \c{c}a n'a pas dur\'e longtemps ... Et 
apr\`es, je ne pouvais plus rentrer chez nous, tu 
comprends ... (tr\`es troubl\'ee.)  Il faudrait que je te 
raconte tout \c{c}a, mon ch\'eri.  Il faudra bien que tu 
saches ...\\
~~~Maurice.  C'est tout racont\'e.  N'y pense plus!  N'est-ce 
pas?  Va, va vite!  Et reviens vite!\\
(Ils s'embrassent.  Yvonne va prendre une enveloppe 
dans le tiroir de la commode.)\\
~~~Yvonne.  Reprends une tasse de caf\'e en fumant une 
cigarette.  Assieds-toi.  Tiens, voil\`a le journal.  Dans dix 
minutes, je suis de retour, mon petit Maurice.  
Ne t'ennuie pas!\\
~~~Maurice.  Va!  Va vite!  (Ils s'embrassent, elle sort.)\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 2\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~Maurice, Madame Cazin.\\
(Maurice vide sa tasse de caf\'e, se l\`eve, allume une 
cigarette, court \`a la fen\^etre, examine lentement la chambre, 
puis, revenant \`a la petite table, il se met \`a la desservir, 
portant tour \`a tour tasses, cafeti\`ere, etc., dans la cuisine 
(porte de gauche).  Comme il va retirer la nappe, on 
frappe.)\\
~~~Maurice.  D\'ej\`a!\\
(Il s'empresse d'aller ouvrir.  Para\^it Mme Cazin, 
qui franchit le seuil et s'arr\^ete.)\\
~~~Madame Cazin.  Monsieur Maurice!  Par exemple!  En voil\`a une 
surprise!  Ce n'est donc pas ici que demeure 
Yvonne Blanchet?\\
~~~Maurice.  Mais si ...\\
~~~Madame Cazin, (atterr\'ee.)  Vous \^etes chez Yvonne Blanchet.\\
~~~Maurice.  C'est moi que vous cherchez, Madame Cazin?\\
~~~Madame Casin.  Mon Dieu, non!  C'est elle.\\
~~~Maurice.  Elle vient de partir pour aller chez vous.  Je 
m'\'etonne que vous ne l'ayez pas rencontr\'ee.  Elle 
est all\'ee voir L\'eontine Pruvost.\\
~~~Madame Cazin.  Pour lui porter sa paye.\\
~~~Maurice.  Oui.\\
~~~Madame Cazin, (sans pouvoir dissimuler son trouble.)  
L\'eontine n'est pas chez elle ... Elle est rest\'ee pr\`es 
de son pitit.  Elle me doit de l'argent et m'\'ecrit de 
r\'eclamer sa semaine \`a Yvonne Blanchet.  Comme 
j'ai d\^u courir chez mon marchand de bi\`ere, j'en 
ai profit\'e pour montre jusqu'ici:  avec ces filles-l\`a, 
il vaut mieux tenir que de courir.\\
~~~Excusez-moi, Monsieur Maurice:  si j'avais pu 
m'attendre \`a tomber sur vous, j'aurais pass\'e mon 
chemin, je vous prie de le croire ... Je suis assez 
vex\'ee, assez boulevers\'ee de ce qui arrive l\`a ...\\
~~~Maurice.  Il n'y a vraiment pas de quoi, Madame Cazin.  
Il n'arrive rien de grave.  Je suis bien libre, n'est-ce 
pas, d'\^etre o\`u il me pla\^it?\\
~~~Madame Cazin.  Oh!  certainement.  C'est pourquoi 
vous n'aviez pas besoin de me raconter que vous alliez \`a 
la campagne.\\
~~~Maurice.  C'est-\`a-dire que je n'aurais pas eu besoin de le 
faire si votre curiosit\'e ne m'y avait oblig\'e, ch\`ere 
Madame.  (Un silence.)\\
~~~Madame Cazin.  Avec Yvonne Blanchet!  Il est avec 
Yvonne Blanchet!\\ 
~~~Maurice.  Vous croyez?  Et si cela \'etait, qui cela 
regarderait-t-il?  Pardonnez-moi, mais on pourrait croire 
que vous \^etes jalouse.\\
~~~Madame Cazin.  Vous plaisantez!  D'abord, vous saurez qu'on 
n'est pas jalouse d'une Yvonne Blanchet!  Et \`a 
quel titre, mon Dieu, serais-je jalouse!  \'Evidemment, 
j'aurais pu penser un moment, apr\`es le soir 
o\`u vous m'avez embrass\'ee, que, peut-\^etre ...\\
~~~Maurice, (protestant.)  Madame Cazin!  
Je vous ai embrass\'ee gentiment 
avant d'aller me coucher.  C'est vous-m\^eme qui me 
tendiez votre joue!  Vraiment, si ...\\
~~~Madame Cazin, (l'interrompant.)  Je me suis 
tromp\'ee, c'est entendu!  Et vous 
pensez bien que ce n'est pas d'aujourd'hui que je 
m'en aper\c{c}ois.\\
~~~Si je suis navr\'ee de vous voir ici, mon ami, 
croyez que c'est pour vous, uniquement pour vous.\\
~~~Maurice.  Vous \^etes bien bonne.\\
~~~Madame Cazin.  Vous que j'estime, que je croyais un gar\c{c}on 
s\'erieux, distingu\'e ...\\
~~~Maurice.  Je ne suis aujourd'hui ni plus ni moin s\'erieux 
et distingu\'e qu'hier.\\
~~~Madame Cazin, (avec \'eclat.)  Alors, 
vraiment, vous ne savez pas ce que c'est 
qu'Yvonne Blanchet?  Il ne s'est trouv\'e personne 
encore d'assez charitable pour vous le dire?\\
~~~Maurice.  Arr\^etez-vous, madame Cazin:  vous \^etes chez 
elle, devant son ami, et je crois que vous allez dire 
des m\'echancet\'es.\\
~~~Madame Cazin.  Je dirai ce qu'il est de mon devoir de vous dire, 
\`a vous, monsieur Maurice, qui \^etes un nouveau 
venu dans le pays et qui prenez pension chez moi.  
Je ne suis pas b\'egueule et je comprends la vie.  
Vous auriez une liaison avec une petite fille propre, 
honn\^ete, que je serais la premi\`ere \`a vous en faire 
compliment.  Mais Yvonne Blanchet!  Yvonne 
Blanchet?  Tenez, entre nous, monsieur Maurice, 
mon mari court apr\`es toutes les femmes, vous le 
savez; et il y a beau jour que \c{c}a ne me touche 
plus.  Eh bien, s'il allait avec Yvonne Blanchet, 
je dirais:  Ah!  non, tout de m\^eme, pas celle-l\`a!\\
~~~Maurice.  "Cell-l\`a" vaut beaucoup mieux que les autres, 
madame Cazin!\\
~~~Madame Cazin.  Vous savez ce qu'elle faisait avant de travailler 
\`a la manufacture?\\
~~~Maurice.  Non, et \c{c}a m'est \'egal.\\
~~~Madame Cazin, (apr\`es avoir jet\'e un regard prudent vers 
la porte.)  Elle faisait ... la pupu, cher Monsieur!\\
~~~Maurice.  La quoi?\\
~~~Madama Cazin, (de m\^eme.)  La pupu ... La putain, 
enfin, puisque vous ne 
comprenez pas \`a demi-mot!  Avec son air de sainte 
Nitouche, c'est une tra\^in\'ee, votre "amie", j'ai le 
regret de vous le dire!\\
~~~Maurice.  Ce n'est pas vrai!  Si vous n'\'etiez pas une 
femme! ...\\
~~~Madame Cazin.  C'est vrai!  Monsieur Maurice, je vous jure que 
c'est vrai!  Je vous le jure sur la t\^ete de ma m\`ere!  
Vous n'ignorez tout de m\^eme pas que nous avons 
eu de la troupe ici:  un escadron de chasseurs; Yvonne 
Blanchet n'\'etait pas ouvri\`ere.  C'\'etait Poucette 
pour toute la garnison.\\
~~~Maurice.  Poucette?\\
~~~Madame Cazin.  Oui, Poucette:  on l'appelait comme \c{c}a parce 
qu'on l'avait vue d'abord avec un certain brigadier 
Pouce, un fils de famille qui lui aurait m\^eme promis 
le mariage, \`a ce qu'elle disait ... Quand la garnison 
est partie, vous m'entendez, il n'y avait pas un 
sous-officier qui n'e\^ut couch\'e avec elle, sans 
compter les autres.\\
~~~Maurice.  Allons donc!\\
~~~Madame Cazin.  C'est comme j'ai le regret de vous le dire.  Et 
j'en sais quelque chose:  elle conduisait ses conqu\^etes 
chez moi.  Bien entendu, je ne voulais conna\^itre 
que le militaire qui prenait une chambre et je 
fermais les yeux sur le reste.  Aussit\^ot la caserne 
vide, Poucette est all\'ee passer huit jours chez sa 
soeur de Vermilly, puis elle est entr\'ee \`a la manufacture.  
(Un silence.)\\
~~~Maurice.  Il y a longtemps?\\
~~~Madame Cazin.  Il y a eu un an le 15 du mois dernier que les 
chassseurs sont partis.  Il vous sera bien facile, \`a 
vous, de constater sur les livres de la manufacture, 
qu'Yvonne s'est fait embaucher \`a cette \'epoque-l\`a.\\
~~~Maurice.  Je ne vous demande pas cela pour v\'erifier.\\
~~~Madama Cazin.  Je ne vous en dirai pas davantage.  Vous pouvez 
me croire, monsieur Maurice.  D'ailleurs, je m'\'etonne 
qu'on ne vous ait pas d\'ej\`a racont\'e tout cela.\\
~~~Maurice.  Tout le monde n'a pas votre obligeance, Madame 
Cazin, ni vos sources d'information.\\
~~~Madame Cazin, (compatissante.)  Je dois 
vous causer une grande d\'esillusion, 
monsieur Maurice, et vous m'en voyez d\'esol\'ee.  
Mais convenez qu'il ne m'\'etait pas possible, \`a moi 
qui vous veux du bien ...\\
~~~Maurice, (ferm\'e.)  Merci ... (Un silence.)  En somme, depuis plus 
d'un an ...\\
~~~Madame Cazin.  Depuis un an, elle essaie de tromper son monde!  
Elle se d\'eguise en fille rang\'ee, elle nous donne la 
com\'edie!\\
~~~Maurice, (durement.)  Vous n'en savez rien!\\
~~~Madame Cazin.  Comment, je n'en sais rien?  Ce n'est tout de 
m\^eme pas elle qui a fait partir la troupe?  Et si la 
troupe n'\'etait pas partie ...\\
~~~Maurice.  Taisez-vous:  je l'entends qui monte l'escalier.\\
~~~Madame Cazin.  Je vais faire comme si j'arrivais juste \`a 
l'instant, n'est-ce pas?  
Et personne ne saura que vous ai 
rencontr\'e ici.  Vous pouvez compter sur ma discr\'etion 
absolue, monsieur Maurice.\\
~~~Maurice, (ironique.)  Je n'en doute pas, madame Cazin.\\
(Mme Cazin a \'ecart\'e de la table une des deux chaises 
et s'est assise.  Maurice est adoss\'e \`a la commode, lorsque 
Yvonne pousse sa clef dans la serrure et entre.)\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 3\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~Les m\^eme, Yvonne.\\
~~~Madame Cazin, (se levant souriante.)  La voil\`a!  Nous nous 
suivions.\\
~~~Yvonne, (effar\'ee.)  Ah!  Madame Cazin.\\
~~~Maurice, (\`a Yvonne.)  Madame Cazin vient pr\'ecis\'ement 
chercher la 
paye de L\'eontine Pruvost.\\
~~~Yvonne.  Ah! ...\\
~~~Madame Cazin.  Oui, j'ai re\c{c}u ce matin une lettre de L\'eontine, 
qui est retenue aupr\`es de son enfant.\\
~~~Yvonne.  Il va plus mal?\\
~~~Madame Cazin.  Elle ne m'en dit rien, ma petite.  Elle m'\'ecrit 
trois lignes pour me prier de vous r\'eclamer sa paye.\\
~~~Yvonne, (tendant \`a Mme Cazin l'enveloppe pli\'ee qu'elle 
tient \`a la main.)  
Voil\`a.  Le compte des journ\'ees est dans l'enveloppe avec 
l'argent.\\
~~~Madame Cazin.  Voulez-vous voir la lettre de L\'eontine?\\
~~~Yvonne.  Oh!  pensez-vous! ...\\
~~~Madame Cazin, (serrant l'enveloppe dans son sac.)  
J'avais affaire dans le quartier:  je suis mont\'ee 
\`a tout hasard.  J'ai peut-\^etre \'et\'e indiscr\`ete:  excusez-moi, 
et vous aussi, monsieur Maurice, c'est bien 
malgr\'e moi.  (Elle se dirige vers la porte.)  Heureusement 
qu'avec moi \c{c}a ne tire pas \`a cons\'equence.  
Au revoir, monsieur Maurice.\\
~~~Maurice, (sans bouger.)  Au revoir, madame Cazin.\\
~~~Yvonne, (ouvrant la porte.)  Au revoir, Madame.\\
~~~Madame Cazin, (enjou\'ee.)  Au revoir, Poucette!  (Elle sort.)\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 4\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~Yvonne, Maurice.\\
(D\`es les premi\`eres r\'epliques, ils dissimulent mal, 
elle son angoisse, lui son trouble.)\\
~~~Yvonne, (fr\'emissante.)  Quelle sale femme!  Je la d\'eteste.\\
~~~Maurice, (avec une indiff\'erence affect\'ee.)  Bah! ...\\
~~~Yvonne.  Quand je l'ai vue, en entrant, j'ai d\^u en faire 
une t\^ete!  Pourquoi lui as-tu ouvert, Maurice?\\
~~~Maurice.  J'ai cru que c'\'etait toi.\\
~~~Yvonne.  Moi, j'avais ma clef.  Ah!  j'aurais d\^u te dire ...\\
~~~Maurice.  Je n'ai pas h\'esit\'e \`a ouvrir.  C'\'etait toi que 
j'attendais.  Je me suis dit:  "Elle aura rencontr\'e L\'eontine 
Pruvost."\\
~~~Yvonne.  Alors, je venais de partir quand Mme Cazin 
est arriv\'ee?\\
~~~Maurice.  Oui.  (Se reprenant.)  C'est-\`a-dire que tu \'etais partie 
d\'ej\`a depuis un moment.\\
~~~Yvonne.  Elle est rest\'ee ici longtemps?\\
~~~Maurice.  Non!  Cinq ou dix minutes, peut-\^etre moins.  
Tu comprends qu'en t\^ete-\`a-t\^ete avec elle j'ai pu 
trouver le temps long.\\
~~~Yvonne.  Mon Dieu!  Elle sait!\\
~~~Maurice.  Oui.  Tant pis.  Est-ce que cela te contrarie 
tellement?\\
~~~Yvonne.  Qu'est-ce qu'elle a dit en te voyant?  Et toi, 
qu'est-ce que tu lui as racont\'e?\\
~~~Maurice.  Je ne lui ai rien racont\'e.  Elle a bien vu que 
j'\'etais ici comme chez moi.  La situation \'etait claire.  
Mme Cazin s'est excus\'ee d'\^etre venue si mal \`a propos 
et m'a reproch\'e de lui avoir dit que j'allais \`a la 
campagne.\\
~~~Yvonne.  Ah!\\
~~~Maurice.  Moi, je lui ai r\'epondu que si elle n'\'etait pas si 
curieuse, elle ne me mettrait pas dans l'obligation 
de mentir.\\
~~~Yvonne, (se for\c{c}ant.)  Oh!  tu lui as 
dit \c{c}a?  Bravo!  Ce qu'elle a d\^u 
\^etre vex\'ee!  Qu'a-t-elle r\'epondu?\\
~~~Maurice.  Rien.  Elle a chang\'e la conversation.\\
~~~Yvonne.  Qu'est-ce que tu faisais quand elle est arriv\'ee?\\
~~~Maurice.  Je d\'ebarrassais la table; tu vois, j'allais \^oter la 
nappe.\\
~~~Yvonne.  Toi, mon ch\'eri!  Mais c'est vrai!  (Elle va plier 
la nappe et continue de mettre de l'ordre pendant les 
r\'epliques qui suivent.  Maurice fume et observe Yvonne \`a 
la d\'erob\'ee.)  Tu n'as pas continu\'e pendant qu'elle 
\'etait l\`a?\\
~~~Maurice.  Non.\\
~~~Yvonne, (avec fiert\'e.)  Elle a tout de 
m\^eme pu voir que nous venions 
de d\'ejeuner ensemble.\\
~~~Maurice, (absent.)  Certainement.\\
~~~Yvonne.  Maurice!  Tu es pr\'eoccup\'e.  \c{C}a t'ennuie, ce qui 
vient d'arriver?\\
~~~Maurice, (geste vague.)  Pas tellement.\\
~~~Yvonne, (avec effort.)  Mme Cazin t'a peut-\^etre dit 
des choses ... qui t'ont d\'eplu?\\
~~~Maurice, (voix sourde.)  Je me moque bien 
de Mme Cazin et de ce qu'elle 
peut dire.  Je laisse passer quelques jours et je m'en 
vais de chez elle.\\
~~~Yvonne.  Oh!  bien s\^ur, c'est ce qu'il faut faire.  Mais voil\`a! ...\\
~~~Maurice.  Quoi?\\
~~~Yvonne.  D\`es que tu l'auras quitt\'ee, elle racontera partout 
que nous sommes ensemble.  (Elle s'assied.)\\
~~~Maurice.  Elle n'attendra pas si longtemps pour le faire.  
Et qu'importe!\\
~~~Yvonne, (inqui\`ete.)  Il aurait tout de m\^eme 
mieux valu qu'on ne le 
sache pas, pour l'atelier ... pour toi ... Pour moi, 
j'aurais mieux aim\'e aussi.\\
~~~Maurice.  (Il vient s'asseoir pr\`es d'elle, inquisiteur.)  
Pourquoi?\\
~~~Yvonne, (avec effroi.)  Je ne sais pas ... Pour que mon beau secret soit 
\`a moi toute seule.\\
~~~Maurice.  Yvonne, tu m'\'etonnes!  Tu es le contraire des 
autres femmes qui voudraient crier leurs amours 
\`a tout l'univers!\\
~~~Yvonne, (avec \'elan.)  Moi aussi, je voudrais bien!  
(Se resaisissant.)  Mais ... 
pas aux gens d'ici ... Si les ouvri\`eres de 
l'atelier apprennent que tu es avec moi, elles seront 
jalouses et capables de dire des choses ...\\
~~~Maurice.  Quelles choses?\\
~~~Yvonne, (fixant le sol.)  C'est encore cette Cazin la 
plus \`a craindre.  Tu 
vas t'en aller de chez elle:  elle t'en voudra, et elle 
est m\'echante langue ...\\
~~~Maurice.  Tu crois?\\
~~~Yvonne.  Oui, elle est capable de dire ... des horreurs ...\\
~~~Maurice.  Mais quoi, Yvonne?\\
~~~Yvonne, (\`a demi pleurante.)  Je ne sais pas, 
que ... (Un silence.)  Que je re\c{c}ois 
de l'argent de toi ...\\
~~~Maurice, (troubl\'e.)  Ah oui?  Mais voyons!  Quelle id\'ee!\\
~~~Yvonne, (de m\^eme.)  Maurice!  Elle t'a parl\'e de moi.\\
~~~Maurice.  Il y a longtemps qu'elle te conna\^it?\\
~~~Yvonne, (apeur\'ee.)  Pourquoi me demandes-tu cela?\\
~~~Maurice.  Parce que ... j'ai remarqu\'e qu'elle te parlait 
assez famili\`erement.\\
~~~Yvonne, (prise de panique.)  Oh!  elle t'a parl\'e de 
moi! ... Depuis que je suis 
revenue il y a quelque chose de chang\'e.  (Elle 
s'assied devant la table et fond en larmes.)  Elle t'a dit ...\\
~~~Maurice, (apr\`es un instant.)  Elle m'a dit que tu avais \'et\'e 
fianc\'ee \`a un soldat, 
un certain Pouce.  Et qu'\`a cause de cela on t'avait, 
\`a ce moment-l\`a, nomm\'ee Poucette.\\
~~~Yvonne, (une seconde rassur\'ee.)  
C'est tout ce qu'elle t'a dit?\\
~~~Maurice.  Elle n'aurait pas eu le temps de m'en dire 
davantage.\\
~~~Yvonne, (apr\`es l'avoir observ\'e.)  Oh!  si.\\
~~~Maurice, (dont le ton trahit l'apitoiement.)  Non, 
mon petit.\\
~~~Yvonne, (se levant et allant \`a lui avec \'elan.)  Maurice!  
Regarde-moi!  Est-ce que je ne suis 
plus la m\^eme Yvonne, celle du d\'ejeuner?\\
~~~Maurice, (adoss\'e \`a un meuble, le regard au sol.)  Mais 
si!  mais si! ...\\
~~~Yvonne, (elle s'effondre en larmes.)  Oh!  je ne voulais rien 
te cacher!  Il y a huit 
jours que je veux honn\^etement te dire tout de moi, 
 tout!  Et chaque jour je recule parce que j'ai peur ... 
 peur de te perdre ... Je t'aime ... alors c'est dur!  
 Quand tu es l\`a, je ne pense plus qu'\`a mon bonheur ...\\
 ~~~Tout \`a l'heure, avant d'aller chez L\'eontine, 
 j'ai commenc\'e \`a te raconter mon histoire ... Rappelle-toi, 
 j'ai dit que je continuerais, qu'il y avait autre 
 chose.  Tu n'aurais eu qu'\`a me demander quoi!  
 Tu venais d\'ej\`a, pour la premi\`ere fois, de me poser 
 des question.  J'attendais, j'\'etais bien d\'ecid\'ee \`a 
 r\'epondre \`a tout, mais je n'avais pas le courage 
 d'aller plus loin toute seule.  Et c'est toi-m\^eme qui 
 m'as arr\^et\'ee.  Tu m'as dit:  "C'est tout racont\'e, n'y 
 pense plus."  J'avais envie, sur le moment, de te 
 crier merci! ... Tu vas savoir ..., tout de suite ... Si 
 la Cazin ne t'a rien dit, elle te dira, peut-\^etre ce soir 
 quand tu rentreras.  C'est par moi qu'il faut que tu 
 saches.  Et apr\`es, tu me diras ... tu me diras 
 franchement ... (Elle sanglote.)\\
 ~~~Maurce, (se pr\'ecipitant vers elle.)  Non!  
 non!  Je ne veux pas que tu continues!\\
 ~~~Yvonne.  Tu ne sais pas ce que je suis.\\
 ~~~Maurice, (vivement.)  Si, je sais et je vais te le dire.  
 Viens l\`a, viens!  
 (Il l'attire sur ses genoux, la blottait contre lui.)  Tu es 
 une brave petite.  Voil\`a ce que tu es.  Et je suis s\^ur 
 que tu m'aimes.\\
 ~~~Yvonne, (pleurant toujours.)  Oui, je t'aime, 
 et c'est pourquoi il faut absolument.\\
 ~~~Maurice, (l'interrompant joyeusement.)  Il faut 
 absolument ne plus pleurer, Yvonne, ne 
 plus avoir peur!  Moi aussi, j'ai eu peur un instant.  
 (Vivement.)  Oh!  pas de ton histoire!  Je viens 
 d'avoir peur ... que tu ne veuilles me mentir ... me 
 cacher ... pardon!  j'ai cru un moment ...\\
 ~~~Yvonne.  Oh!  jamais!\\
 ~~~Maurice, (vivement.)  Je sais!  Comment ne serais-je 
 pas certain maintenant ...\\
~~~Yvonne.  Pas encore, Maurice.  Tu entendras ...\\
~~~Maurice, (l'interrompant.)  Quoi?  Ce que sait Mme 
Cazin?\\
~~~Yvonne.  Oui.\\
~~~Maurice, (avec humeur.)  Ce que peut raconter Mme 
Cazin?  Mais que 
pr\'etendra-t-elle m'apprendre, Mme Cazin?  Telle et 
telle choses qui sont arriv\'ees \`a Yvonne?  A Yvonne 
qu'elle ne conna\^it pas?  Elle me dira ... Elle me dira 
peut-\^etre ... je ne sais pas, moi, que tu as manqu\'e de 
te casser le cou?  C'est quelque chose comme \c{c}a, 
hein?\\
~~~Yvonne, (bas.)  Oui.\\
~~~Maurice, (apr\`es un silence, il lui prend la t\^ete dans les mains 
et la regarde.)  En tout cas, et quoi qu'il ait pu arriver, il est 
clair que, depuis qu'ils sont au monde, ces yeux-l\`a 
n'ont jamais chang\'e.\\
~~~Yvonne.  Pourtant.\\
~~~Maurice.  Voyons.  Es-tu moins heureuse de m'aimer que 
tu ne l'aurais \'et\'e \`a dix-sept ans?\\
~~~Yvonne.  Oh!  non, bien plus heureuse!  Je suis s\^ure que 
j'aime vraiment pour la premi\`ere fois!\\
~~~Maurice.  Tiens, tu aurais dit cela de la m\^eme fa\c{c}on au 
temps o\`u ta maman t'apprenait \`a faire la cuisine.  
D'ailleurs, c'est bien simple, tu es toujours la m\^eme 
petite fille.\\
~~~Yvonne, (se mouchant.)  Je voudrais bien.\\
~~~Maurice.  Est-ce que tu n'as pas \'ecout\'e ce matin les conseils 
de ta maman, pour pr\'eparer un si bon d\'ejeuner?  
Existe-t-il une jeune fille qui sache se faire une plus 
jolie chambre que toi?  Est-ce que le soleil qui entre 
l\`a n'est pas absolument neuf?  Un soleil n\'e ce matin 
et qui nous arrive directement du ciel?  Viens voir!  
(Ils se l\`event, vont \`a la fen\^etre, regardent un instant et 
s'embrassent.  Puis Maurice pousse Yvonne devant une 
petite glace accroch\'ee au mur.)  Et cette figure-l\`a, 
non mais, regarde-la donc!  et dis-moi, \`a ton tour, 
si oui ou non c'est la figure de ma petite Yvonne?\\
~~~Yvonne, (souriante)  \c{C}a, je le sais.  (Ils 
se retournent vers la fen\^etre.)\\
~~~Maurice.  Tu en as de beaux rideaux!\\
~~~Yvonne.  C'est moi qui les ai faits.\\
~~~Maurice.  Ils se tiennent joliment raides.\\
~~~Yvonne, (tandis qu'ils reviennent en avant, volubile.)  
C'est parce que je les amidonne.  Chez nous, on
amidonne toujours beaucoup les rideaux.  C'est 
une id\'ee de ma soeur a\^in\'ee.  Celle-l\`a, tu sais, sa 
maison est tenue!\\
~~~Maurice.  Pas mieux que la tienne, Yvonne; pas mieux 
que la n\^otre, quand nous serons l\`a-bas, \`a la nouvelle 
manufacture.\\
~~~Yvonne, (comme d\'elivr\'ee d'une angoise.)  Alors ... tu 
m'emm\`eneras?\\
~~~Maurice.  Je te l'ai d\'ej\`a dit tout \`a l'heure!\\
~~~Yvonne.  Oui, tout \`a l'heure, mais ...\\
~~~Maurice.  Veux-tu te taire!  (Il l'embrasse.)\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~(Rideau.)\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~(1924).\\
      
       
  
}
\end{document}