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{
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Le P\`elerin\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 2\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Les m\^emes, Madame Dentin, Henriette.\\
(Toilettes aust\`eres et sans gr\^ace. Robes et chapeaux noirs. Henriette un peu ridicule.)\\
~~~Madame Dentin, (s'exclamant, \`a demi indign\'ee.) Mais oui! Il est l\`a!\\
~~~Desavesnes, (allant \`a elle.) Bonjour, Irma.\\
~~~Madame Dentin, (sur un ton de reproche larmoyant pendant qu'elle et Desavesnes s'embrassent.) Edouard! Tu es ici depuis ce matin! Je viens de l'apprendre par le p\`ere Delphin qui t'a vu vers dix heures \`a la scierie!\\
\\
larmoyant~~~涙の入り混った\\
scierie~~~製材所、石切工場\\
\\
~~~Desavesnes, (allant \`a Henriette qui se tient derri\`ere sa m\`ere, dans une attitude pleine de r\'eserve.) C'est vrai. Ma ni\`ece Henriette, permets que je t'embrasse.\\
~~~Henriette, (tendant le front.) Mon oncle...\\
~~~Madame Dentin, (\^otant son chapeau et ses gants.) Ainsi, Edouard, tu es ici depuis cinq ou six heures et il faut que ce soit un \'etranger qui me l'apprenne! Tu n'es pas m\^eme venu d\'ejeuner avec nous, chez ta soeur, chez toi! Oh! Edouard, ce n'est pas gentil! Quelle peine tu me fais!\\
(Elle essuie une larme.)\\
~~~Desavesnes. Tu vas comprendre...\\
~~~Madame Dentin, (l'interrompant.) Toute la ville saura que mon fr\`ere, apr\`es quinze ans d'absence, est arriv\'e ici ce matin et que je n'en savais rien. Mon Dieu! Comme si vraiment nous nous d\'et\'estions! (elle essuie une larme.) Assieds-toi, je te prie.\\
(Tous s'assoient.)\\
~~~Desavesnes. Voil\`a bien toujours ta tendance \`a dramatiser tout! Je suis arriv\'e ce matin \`a neuf heures et demie, c'est vrai. J'ai menti \`a Denise en lui laissant croire que j'\'etais arriv\'e \`a une heure. (A Denise.) Je m'en excuse, mon enfant, je voulais pr\'ecis\'ement \'eviter de d\'ecevoir ta m\`ere. (Madame Dentin l\`eve les bras et les yeux au ciel.) Puisses-tu me comprendre, Irma. Je suis venu ici uniquement pour satisfaire une envie que j'avais d'y venir. Je voulais te revoir, revoir cette maison, la scierie, le pays; conna\^itre mes ni\`eces...\\
\\
\\
d\'ecevoir~~~失望させる、裏切る\\
\\
~~~Madame Dentin, (surprise.) Est-il possible, Edouard? Serait-ce l\`a le seul but de ton voyage?\\
~~~Desavesnes. Le seul. Je n'imagine m\^eme pas quel autre motif j'aurais pu...\\
~~~Madame Dentine, (l'interrompant.) Merci, Edouard! Merci pour cette bonne pens\'ee! (Elle se l\`eve et va l'embrasser.) Pardonne-moi, mais je ne savais que supposer en apprenant ta pr\'esence ici et jamais il ne me serait venu \`a l'id\'ee que tu pouvais, tout simplement... Tu arrives, tu vas droit \`a la scierie o\`u nous ne sommes plus rien...\\
~~~Desavesnes. Je n'y \'etais d\'ej\`a plus rien, au temps de ton mari, tu ne penses pas que j'y pouvais aller aujourd'hui avec la pr\'etention d'y \^etre plus qu'un visiteur?\\
~~~Madame Dentin. Sait-on jamais avec un grand fou comme toi! (Elle sourit et le regarde.) Tu as vieilli, mon ami. Tu as blanchi. Moi aussi, d'ailleurs; tu dois me trouver chang\'ee?\\
~~~Desavesnes. Pas beaucoup. Tu ressembles \`a p\`ere, de plus en plus.\\
~~~Madame Dentin. Tu trouves? Edouard! J'esp\`ere que nous irons ensemble au cimeti\`ere?\\
~~~Desavesnes. Non, Irma. J'y suis all\'e ce matin. Comprends que j'ai voulu, d'abord, \^etre un peu seul avec mes souvenirs. En sortant de la gare, j'ai pris le boulevard des Foss\'es; je suis arriv\'e \`a la scierie par le tour de ville. La scierie! C'est toute mon enfance! J'y ai vu le successeur de ton mari.\\
~~~Madame Dentin. Tu lui as dit qui tu \'etais?\\
~~~Desavesnes. Bien entendu.\\
~~~Madame Dentin. Encore un qui a pu penser que tu venais en te cachant de moi, comme un voleur!\\
~~~Desavesnes. Pas du tout. Je lui ai dit que j'allais te voir. Il a pu constater, surtout, que j'\'etais \'emu devant ce chantier o\`u j'ai jou\'e tant de fois jadis; car il m'aurait \'et\'e difficile de le cacher. Il m'a tr\`es aimablement accompagn\'e dans les moindres recoins de la scierie et du hangar; il a \'ecout\'e toutes mes histoires, mes histoires d'il y a trente ou quarante ans. Nous avons m\^eme trinqu\'e ensemble, chez lui.\\
\\
chantier~~~工事場\\
hangar~~~納屋、格納庫\\
trinqu\'e~~~乾杯する\\
\\
~~~Madame Dentin, (avec quelque r\'epugnance.) Oui, je crois qu'il trinque volontiers.\\
~~~Desavesnes. De l\`a je suis all\'e au cimeti\`ere. Tu sais qu'une tombe ne repr\'esente pas grand'chose pour moi; ce n'est pas l\`a que je retrouve mes morts. Leur visage, leur voix, tout ce qui fut l'expression de leur \^ame, c'est en moi seulement que...\\
~~~Madame Dentin, (l'interrompant.) Je sais, je sais; ne va pas d\'evelopper tes th\'eories devant mes filles.\\
~~~Desavesnes. Bref, je suis all\'e tout de m\^eme au cimeti\`ere; j'ai eu malgr\'e tout le d\'esir d'y aller. J'y ai port\'e des fleurs des champs que j'ai cueillies sur le chemin de la Tuilerie...\\
~~~Madame Dentin. Tu as vu que j'ai fait mettre, autour du caveau, un entourage en fer forg\'e galvanis\'e. Ne trouves-tu pas qu'il est bien?\\
\\
caveau~~~地下墓地\\
\\
~~~Desavesnes, (sans conviction.) J'ai vu, oui; tr\`es bien.\\
~~~Madame Dentin. Naturellement, il te d\'epla\^it?\\
~~~Desavesnes, (avec humeur.) Mais non, Irma! Pourquoi me provoques-tu? Ai-je dit qu'il me d\'epla\^it, ton entourage? (Tranchant.) Je trouve \c{c}a laid! J'ai toujours trouv\'e odieusement laid tout ce qu'on applique et construit sur les tombes; quand j'allais jouer \`a cache-cache dans le cimeti\`ere, \'etant gosse, j'\'etais d\'ej\`a frapp\'e de cette laideur. Ceci pos\'e, je trouve ton entourage tr\`es bien... C'est soign\'e, c'est cossu, \c{c}a imite l'argent...\\
\\
cossu~~~豪華な\\
\\
~~~Madame Dentin. Allons! Tu n'as pas chang\'e. (A ses filles.)---Quand je vous disais, mes enfants, que votre oncle se flattait de tout railler et de ne penser en rien comme le commun des mortels, vous voyez que je n'exag\'erais pas.\\
~~~Desavesnes. Eh! Je ne me flatte de rien du tout; je pense comme je pense, et je n'exige de personne qu'il pense comme moi.\\
~~~Madame Dentin. Et o\`u es-tu all\'e en sortant du cimeti\`ere?\\
~~~Desavesnes. J'ai fait l'autre moiti\'e du tour de ville pour retourner \`a la gare. J'ai d\'ejeun\'e au buffet o\`u j'\'etais s\^ur de ne conna\^itre personne.\\
~~~Madame Dentin. Au buffet de la gare! Avoue, Edouard, qu'\`a ce moment-l\`a tu avais \'et\'e sufisamment seul avec tes souvenirs pour venir t'asseoir \`a notre table!\\
~~~Desavesnes. Il \'etait pr\`es d'une heure, vous aviez fini de d\'ejeuner. Tu n'\'etais pas pr\'evenue...\\
~~~Madame Dentin, (soupirant.) Enfin! Tu as voulu qu'il en soit ainsi. Mais parlons de toi, mon fr\`ere. Que deviens-tu? Que fais-tu? Je sais que tu as v\'ecu des ann\'ees \`a Londres?\\
~~~Desavesnes. Trois ans.\\
~~~Madame Dentin. Quelqu'un m'a dit une fois que tu \'ecrivais dans un journal dont j'ai oubli\'e le nom. \c{C}a m'a fait plaisir.\\
~~~Desavesnes. J'\'ecris bien rarement dans les journaux et \c{c}a ne me fait \`a moi, aucun plaisir.\\
~~~Madame Dentin. Il y a plusieurs ann\'ees de cela.\\
~~~Denise, (gravement.) Mon oncle va quitter la France.\\
~~~Desavesnes. Oui. Je vais me fixer aux Indes.\\
~~~Madame Dentin, (surprise.) Aux Indes?\\
~~~Desavesnes. Oui. J'ai l\`a-bas de grands amis qui m'ont d\'ecid\'e.\\
~~~Madame Dentin. Par exemple! Pour y faire quoi, aux Indes?\\
~~~Desavesnes. Pour y \'ecrire paisiblement des livres et donner en anglais quelques heures de cours par semaine \`a des \'etudiants indous.\\
~~~Madame Dentin. A des Indous! Des cours de quoi, mon Dieu?\\
~~~Desavesnes. Des cours de litt\'erature... Moyennant quoi l'existence me sera largement assur\'ee jusqu'\`a la fin de mes jours.\\
~~~Madame Dentin. Jusqu'\`a la fin de...\\
~~~Desavesnes. Probablement. Et c'est pourquoi j'ai voulu venir ici avant de partir, comprends-tu?\\
~~~Madame Dentin, (larmoyante.) Ah! mon pauvre Edouard! mon pauvre Edouard!\\
~~~Desavesnes. Mais je ne suis pas pauvre!\\
~~~Madame Dentin. Te voici donc r\'eduit \`a cette extr\'emit\'e de devoir t'expatrier.\\
\\
expatrier~~~国外追放にする\\
\\
~~~Desavesnes. Comment cela "r\'eduit"? Mais je ne suis pas "r\'eduit" et il n'est pas question d'extr\'emit\'e! Quant \`a m'expatrier...\\
~~~Madame Dentin. Voyons, Edouard! Tu ne me feras pas croire que ta situation ou, sans doute, ton manque de situation n'est pas pour beaucoup dans ce d\'epart! (Desavesnes rit en faisant, de la t\^ete, un signe n\'egatif.) Je n'ignore pas, mon pauvre ami, comme il t'a toujours \'et\'e difficile de gagner ta vie!\\
~~~Desavesnes, (se levant.) Difficile, oui. Je te prie de croire toutefois, ma soeur, que je l'ai gagn\'ee. La vie telle que je d\'esirais la vivre, j'y ai atteint, je l'ai gagn\'ee. Certes, ce fut au prix d'une foule de mis\`eres; mais j'ai fait jusqu'ici le beau et dur voyage selon mon pas et sur les chemins dont j'avais envie, sans en rien refuser, sans me garer ni des coups de soleil ni des orages.\\
\\
me garer~~~避ける\\
\\
~~~Madame Dentin. H\'elas, je n'en doute pas! Mais ce n'est pas l\`a ce que j'entends par: gagner sa vie, se faire une situation.\\
~~~Desavesnes. Ah! tu veux dire: gagner de l'argent? D\'epenser son existence \`a faire fortune? \c{C}a, non, je n'ai pas pu; je n'ai pas voulu.\\
~~~Madame Dentin, (avec une brusque col\`ere, mal contenue.) Il y a une chose... que tu as bien voulu tout de m\^eme... Enfin!\\
~~~Desavesnes. Quoi?\\
~~~Madame Dentin, (de m\^eme.) Rien, mon ami.\\
~~~Desavesnes. Mais si! Je te prie de me dire ce que j'ai tout de m\^eme bien voulu!\\
~~~Madame Dentin. Eh! Tu le sais bien!\\
~~~Desavesnes. Ma foi, non!\\
~~~Madame Dentin. A d\'efaut de d\'epenser ton existence \`a gagner de l'argent, tu n'as pas d\'edaign\'e de faire, \`a la mort de m\`ere, un emprunt de soixante mille francs sur la scierie.\\
\\
emprunt~~~借金\\
\\
~~~Desavesnes, (s'irritant.) Un emprunt? Tu veux dire que j'ai r\'ealis\'e ma part de la succession et renonc\'e aux affaires: cela ne fait que de confirmer ce que je viens de te dire.\\
~~~Madame Dentin. Nous ne nous comprenons pas, Edouard. Nous n'avons jamais pu nous mettre d'accord sur cette question, c'est inutile d'y revenir.\\
~~~Desavesnes. Si quelqu'un y revient, ce n'est fichtre pas moi! Mais une fois encore, je mettrai les choses au point. (Scandant ses paroles.) A la mort de maman, la scierie et cette maison, apr\`es inventaire, ont-elles \'et\'e estim\'ees cent vingt mille francs? (Madame Dentin croise les bras, d\'etourne la t\^ete et regarde en l'air, pour signifier qu'elle ne r\'epondra pas. Apr\`es un court silence, Desavesnes continue.) Ton mari, qui g\'erait d\'ej\`a l'affaire, a-t-il r\'esolu de la continuer \`a son compte? Avais-je, oui ou non, le droit de r\'ealiser ma part?\\
\\
Scandant~~~音節を区切って発音する\\
inventaire~~~綿密な調査、明細目録\\
g\'erait~~~経営する、管理する\\
\\
~~~Madame Dentin, (avec \'eclat.) Bien entendu, tu l'avais, ce droit. Mais ton devoir, entends-tu, Edouard, ton devoir \'etait tout autre! Tu diminuais, tu compromettais gravement l'entreprise familiale en la grevant d'une hypoth\`eque...\\
\\
grevant~~~(金銭的負担を)かける\\
hypoth\`eque~~~抵当(権)\\
\\
~~~Desavesnes. Je ne vois pas...\\
~~~Madame Dentin, (poursuivant.) ...En nous obligeant \`a en payer les int\'er\^ets et \`a rembourser ces soixante mille francs \`a force de travail et d'\'economies, pendant que toi...\\
\\
rembourser~~~返済する\\
\\
~~~Desavesnes, (hors de lui, frappant sur la table.) Mais sacr\'e nom de Dieu!...\\
~~~Madame Dentin, (\`a ses filles.) Sortez, mes enfants, sortez!\\
(Henriette s'enfuit dans la chambre du fond. Denise s'\'eloigne plus lentment pendant la r\'eplique suivante et va s'appuyer \`a l'une des fen\^etres.)\\
~~~Desavesnes. ...Mais sacr\'e nom de Dieu, si la scierie avait \'et\'e mise en vente, comme je vous l'ai propos\'e, j'aurais pareillement touch\'e ma part, rien de plus, rien de moins! Vous avez \'et\'e, en fait, les acqu\'ereurs! C'est pour payer ce que vous avez bien voulu acheter que vous avez d\^u \'economiser! La scierie est devenue votre propri\'et\'e absolue. Je ne te demande pas ce que tu l'as vendue \`a la mort de Dentin! J'esp\`ere pour toi qu'elle avait doubl\'e de valeur.\\
\\
pareillement~~~もまた、同様に\\
\\
~~~Madame Dentin. Oui, mon ami; gr\^ace au labeur et aux qualit\'es de mon pauvre mari. Mais ceci est hors de question. Ce que nous t'avons toujours reproch\'e c'est de n'\^etre pas rest\'e solidaire des tiens. Tu savais tr\`es bien, \`a la mort de maman, que la scierie manquait de capitaux. Tu devais laisser fructifier dans cette maison au moins une partie de ce qui te venait d'elle.\\
\\
solidaire~~~連帯した\\
fructifier~~~成果をあげる、利益を生む\\
\\
~~~Desavesnes, (tout en examinant le buffet.) C'est une opinion; ce n'est pas la mienne. On ne place pas dans le commerce des fonds dont on peut avoir besoin d'un moment \`a l'autre.\\
~~~Madame Dentin. Pour quel usage, mon Dieu! Crois-tu que cela ne nous a pas fait mal au coeur de te voir gaspiller tant d'argent dans la fondation de cette revue, dans ce feu de paille, alors que nous, ici...\\
\\
gaspiller~~~無駄遣いする\\
feu de paille~~~束の間の情熱\\
\\
~~~Desavesnes. J'ai fait de mon argent ce qui m'a plu, Irma.\\
~~~Madame Dentin. Si encore ces soixante mille francs t'avaient fait quelque profit.\\
~~~Desavesnes, (revenant vers elle.) Sois pleinement rassur\'ee sur ce point, ma soeur: Cette revue n'a pas absorb\'e tout mon avoir: J'en ai mang\'e la plus grosse partie avec une femme...\\
~~~Madame Dentin, (les mains devant des yeux.) Seigneur! Comment ose-t-il? Comment ose-t-il?\\
~~~Desavesnes, (lentement et comme \`a lui-m\^eme.) Avec une femme que j'aimais et qui m'aimait... Un \^etre d'\'elite \`a qui je dois...\\
~~~Madme Dentin. N'insiste pas, je te prie! Si tu avais la moindre pudeur, le moindre \'egard pour moi... ---Denise! Que fais-tu ici? Je t'ai dit de sortir. (Denise va rejoindre sa soeur.) Si tu avais seulement conscinence de tes actes, tu ne viendrais pas me dire que si tu nous as refus\'e ton concours, ce fut afin de mieux faire la noce.\\
~~~Desavesnes. Faire la noce! Faire la noce! Que tu es b\^ete, ma pauvre soeur! Si tu savais ce que cela veut dire, faire la noce, et si tu savais \`a quel propos de quoi tu le dis, je consid\'ererais tes paroles comme une injure.\\
~~~Madame Dentin. Manger sa fortune avec les femmes, je sais tout de m\^eme bien ce que cela veut dire, si b\^ete que je puisse te para\^itre.\\
~~~Desavesnes, (imp\'erieux, avec \'eclat.) Irma, je te prie de me foutre la paix! J'ai v\'ecu en Italie, avec celle que j'aimais---et dont moi, je n'\'etais peut-\^etre pas digne---les deux plus belles ann\'ees de ma vie. J'en suis plus enrichi que toi, avec ton usine et tous ses profits; j'ai d\'epens\'e dans ces deux ann\'ees plus de ferveur, plus de religion que tous tes...\\
~~~Madame Dentin, (l'interrompant.) J'attendais ton couplet d'insultes \`a l'Eglise.\\
(Un long silence, pendant lequel Madame Dentin tapote nerveusement des doigts sur la table, tandis que Desavesnes marche, les mains au dos, les regards fix\'es au sol.)\\
~~~Desavesnes, (radouci.) Non, Irma. Je ne pouvais pas rester ici, ni faire fructifier mon argent \`a la scierie. D'abord j'aurais v\'ecu, ou \`a peu pr\`es, du travail de ton mari. C'est alors que tu me l'aurais reproch\'e!\\
~~~Madame Dentin. Te l'ai-je reproch\'e jamais?\\
~~~Desavesnes. Mais oui, ma soeur, et combien de fois, au temps o\`u maman vivait encore.\\
(Un silence.)\\
~~~Madame Dentin, (larmoyante.) Oh! Edouard, qu'il est cruel \`a toi de faire \'etat de tout ce que j'ai pu te dire jadis, dans des moments de col\`ere ou d'impatience; comme si tu ne connaissais pas le fond de ma nature... (Elle pleure.) Et comme si je ne pourrais pas, moi aussi, me rappeler certaines paroles de toi...\\
~~~Desavesnes. Mais je n'en fais pas \'etat, voyons!... Il est vrai que je vous ai dit moi-m\^eme, \`a ton mari et \`a toi, des choses bien plus m\'echantes... (Un silence.---Avec lassitude.) Ce n'\'etait pas pour penser \`a ces mis\'erables disputes ni pour les ranimer que je suis venu te voir... Laissons tout cela... D'autant qu'il va me falloir bient\^ot partir.\\
~~~Madame Dentin. Bient\^ot paritir? Mais tu vas d\^iner ici?\\
~~~Desavesnes. Non, Irma. Si je d\^inais ici, je n'aurais plus de train qu'\`a minuit. Je dois prendre l'express de cinq heures pour \^etre \`a Paris \`a huit heures et demie.\\
~~~Madame Dentin. Mais rien ne t'emp\^eche de coucher ici?\\
~~~Desavesnes. Oh! Impossible!\\
~~~Madame Dentin. Edouard! Tu dormirais une nuit dans ta vieille chambre! C'est Denise qui l'occupe maintenant; elle coucherait avec moi.\\
~~~Desavesnes. Ah, c'est Denise?... Non, Irma, merci. Je t'assure que c'est impossible. J'ai beaucoup \`a faire avant de quitter Paris; et je pars dans deux jours.\\
~~~Madame Dentin. Tu prendrais un train demain tr\`es t\^ot.\\
~~~Desavesnes. Je dois \^etre \`a Paris ce soir. J'aurai fait ce que je voulais. Je serai venu ici; je vous aurai vues, toi et mes ni\`eces, mes ni\`eces qu'il faut aller d\'elivrer. (Il va ouvrir la porte de la chambre.) Venez donc, mes enfants! Elles ont l'air d'\^etre en p\'enitence. Venez, je ne dirai plus rien qui puisse offenser vos oreilles.\\
\\
p\'enitence~~~悔悛、(贖罪のため聴罪司祭が解告者に課する)苦行 \\
\\
(Denise, puis Henriette sortent de la chambre que Desavesnes regarde encore avant de fermer la porte.)\\
~~~Madame Dentin. Mais songe, Edouard, que si tu prends le train de cinq heures tu n'as presque plus de temps \`a passer avec nous!\\
(Elle regarde la pendule.)\\
~~~Desavesnes. Je sais. J'ai encore un moment.\\
~~~Madame Dentin. Tu as le temps de go\^uter. Tu prendras bien le th\'e?\\
~~~Desavesnes. Non, Irma. Merci! S\'erieusement. Je ne prends jamais rien entre mes repas.\\
~~~Madame Dentin, (suppliante.) Un peu de Malaga! Qu'il ne soit pas dit que tu n'auras pas pris quelque chose chez ta soeur! Un peu de Malaga avec des biscuits!\\
~~~Desavesnes. Eh bien j'accepte un peu de Malaga.\\
(Henriette et Denise s'empressent de qu\'erir dans le buffet verres et biscuits.)\\
~~~Madame Dentin. Va chercher le Malaga de Madame Bersonnet, Henriette. Il est dans ma chambre, dans le bas de mon armoire. (A Desavesnes.) Nous avons une amie qui fait elle-m\^eme un Malaga exquis, dont elle va d'ailleurs me donner la recette. Mais \`a cause de la bonne il faut tout mettre sous clef. Figure-toi que nous sommes priv\'ees de notre bonne pour trois jours. Elle marie sa soeur.\\
~~~Desavesnes. C'est ce que m'a dit Denise pendant que je t'attendais.\\
~~~Madame Dentin. Car tu m'as attendu! Longtemps?\\
~~~Desavesnes. Non.\\
~~~Denise, (versant le Malaga.) J'ai bien pens\'e aller te chercher, maman, mais je ne voulais pas laisser mon oncle seul.\\
~~~Madame Dentin. C'est comme un fait expr\`es. Un biscuit, Edouard?\\
~~~Desavesnes. Non, merci. J'ai bavard\'e avec ma petite ni\`ece et l'ai trouv\'ee vraiment charmante et... raisonnable.\\
~~~Madame Dentin. Elle reste pourtant bien enfant. Elle s'amuse de tout.\\
~~~Desavesnes. Eh! Ce n'est d\'ej\`a pas si mal.\\
~~~Madame Dentin. Henriette, \`a son \^age, \'etait d\'ej\`a beaucoup plus s\'erieuse.\\
~~~Desavesnes. Je me rappelle, moi, une Henriette qui n'\'etait gu\`ere s\'erieuse. Elle avait six ou sept ans. Te souviens-tu de moi dans ce temps-l\`a, Henriette?\\
~~~Henriette, (sourire contraint.) Un peu...\\
~~~Desavesnes. Tu ne te souviens pas de cette fois o\`u je te faisais sauter sur mes genoux et o\`u tu as fait des incongruit\'es sur mon pantalon?\\
\\
incongruit\'es~~~突飛なこと、無作法\\
\\
~~~Henriette, (confuse, \`a voix basse.) Non.\\
(Denise \'eclate de rire.)\\
~~~Madame Dentin. Edouard! Toujours le m\^eme! Est-ce l\`a un souvenir \`a rappeler \`a une jeune fille. Dis-moi plut\^ot comment tu trouves le Malaga de Madame Bersonnet.\\
~~~Desavesnes. Excellent, excellent.\\
~~~Madame Dentin. Encore un peu, alors?\\
~~~Desavesnes. Non, merci. Sans fa\c{c}on.\\
~~~Madame Dentin. Nous aurions pu te faire visiter le premier \'etage. Veux-tu, rapidement?\\
~~~Desavesnes. Non, Irma. Il m'a suffi d'entrer, en arrivant ici, dans la chambre de maman: dans ta chambre...\\
~~~Madame Dentin. Rien n'est chang\'e, n'est-ce pas? Et je n'aurais non plus rien de nouveau \`a te montrer au-dessus.\\
~~~Desavesnes, (tirant sa montre, puis regardant la pendule.) Elle va bien, la pendule?\\
~~~Madame Dentin. Je crois que nous retardons un peu sur la gare.\\
~~~Henriette. C'est l'heure de la cath\'edrale.\\
~~~Madame Dentin. Puisque tu veux absolument partir, je ne voudrais pas te faire manquer le train. Mais es-tu vraiment d\'ecid\'e?\\
~~~Desavesnes. Oh! tout \`a fait. Il faut... (Il va vers son pardessus. Denise le devance et le lui tend.) Merci, mon petit.\\
\\
devance~~~先んずる\\
\\
~~~Madame Dentin. Nous allons te conduire \`a la gare.\\
~~~Denise, (regardant son oncle qui lui sourit.) Mais oui.\\
~~~Henriette. Maman... Tu sais que mademooiselle Pauline doit venir...\\
~~~Madame Dentin. Mademoiselle Pauline, c'est vrai! Eh! bien, vous allez rester l\`a, mes enfants, et vous recevrez Mademoiselle Pauline? Moi je vais aller mettre votre oncle au train.\\
~~~Desavesnes, (vivement.) Non, Irma; reste donc chez toi. Voil\`a que l'heure avance, je vais marcher vite.\\
~~~Madame Dentin, (cherchant son chapeau.) Tu plaisantes, Edouard; j'irai \`a la gare; donne-moi mon chapeau, Henriette... Cette personne vient prendre arrangement pour des le\c{c}on de piano... Elle m'attendra.\\
(Henriette lui apporte son chapeau.)\\
~~~Desavesnes, (avec autorit\'e.) Non, ne viens pas. L\`a! pose ton chapeau. Embrasse-moi. Je trouve qu'il n'y a rien de p\'enible comme les accompagnements \`a la gare; p\'enible pour ceux qui restent autant que pour celui qui part.\\
~~~Madame Dentin, (larmoyant.) Comme tu es dr\^ole, Edouard... Dire... que nous nous voyons peut-\^etre pour la derni\`ere fois!\\
~~~Desavesnes. Ce n'est pas tellement certain. Adieu, Irma. (Ils s'embrassent.) Je te promets de t'\'ecrire.\\
~~~Madame Dentin. D\`es ton arriv\'ee l\`a-bas, n'est-ce pas?\\
~~~Desavesnes. D\`es mon arriv\'ee. Adieu, Henriette.\\
~~~Henriette. Adieu, mon oncle. (Baisers.)\\
~~~Desavesnes. Adieu, Denise. (Il l'embrasse.) Je t'enverrai des cartes postales. En fais-tu collection?\\
~~~Denise. J'en ferai collection, mon oncle. Merci.\\
~~~Desavesnes. A la bonne heure! Ne me reconduisez pas. Je suis heureux de vous avoir vues avant de partir!\\
~~~Madame Dentin. Mon fr\`ere!\\
~~~Desavesnes, (il ouvre la porte.) J'ai juste le temps, maintenant; adieu.\\
(Il prom\`ene sur l'int\'erieur un dernier regard circulaire et sort, suivi de Madame Dentin, puis de Denise et d'Henriette. On entend la voix de Desavesnes:) Au revoir, au revoir!\\
(Puis Henriette rentre la premi\`ere, suivie de Denise qui, d'un doigt, s'essuie rapidement une larme. Madame Dentin les rejoint quelques secondes apr\`es en se mouchant.)\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 3\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~(Madame Dentin, Henriette, Denise.)\\
~~~Madame Dentin, (apr\`es un silence, soupirant.) Ah! mon Dieu!... D\'ebarrassez la table, mes enfants.
(Henriette va reporter le Malaga dans la chambre. Denise range l'assiette de biscuits dans le buffet, etc...) Eh bien, vous connaissez votre oncle!\\
~~~Henriette, (rentrant.) Je respire mieux maintenant qu'il est parti et je dois avouer, ma ch\`ere maman, que je tremblais autant pour toi que pour nous qu'il n'accept\^at de rester.\\
~~~Madame Dentin. Nous avions le devoir de le retenir, ma fille. (Avec \'emotion.) C'est mon fr\`ere. Et le sentiment qui l'a pouss\'e \`a venir ici est louable.\\
~~~Denise. Oh! oui.\\
~~~Madame Dentin. Je ne l'en croyais pas capable. Ma premi\`ere id\'ee a \'et\'e qu'il venait me demander de l'argent.\\
~~~Henriette. Maman, nous devions mettre tremper des lentilles pour demain.\\
\\
tremper~~~浸ける、浸す\\
lentilles~~~レンズ豆\\
\\
~~~Madame Dentin. Mon Dieu! Elles ne sont pas m\^eme tri\'ees. Va les chercher, Denise, nous allons les trier rapidement.\\
\\
tri\'ees~~~選り分ける\\
\\
(Denise sort \`a droite.)\\
~~~Henriette. Mademoiselle Pauline va venir.\\
~~~Madame Dentin. Nous n'avons pas \`a nous g\^ener devant Mademoiselle Pauline.\\
(Denise revient portant un bol et un sac en papier plein de lentilles. Henriette d\'eplie sur la table trois journaux qu'elle a pris sur le gu\'eridon. Toutes trois s'asseoient devant un petit tas de lentilles. Le bol est plac\'e au milieu de la table.)\\
~~~Madme Dentin. Je voudrais bien qu'Edouard n'ait rencontr\'e personne que nous connaisions d'ici la gare.\\
~~~Henriette. Ma pauvre Denise, je te plains. Tu as d\^u trouver le temps long en nous attendant, seule avec l'oncle.\\
~~~Denise, (un peu ferm\'ee.) Pas du tout. Il a \'et\'e tr\`es gentil.\\
~~~Madame Dentin. Oh! quand il veut, il est tr\`es convenable... Il aurait m\^eme de la distinction. Mais il est bien rare qu'il veuille. (A Denise.) De quoi t'a-t-il parl\'e?\\
~~~Denise, (de m\^eme.) De toutes sortes de choses... De la campagne, des environs... De l'\'etang de Clayes... (S'animant.) Oh! il m'a racont\'e une histoire bien touchante. Vous savez, le vieux Monsieur Blin qui s'est noy\'e, dans le temps, au bout de son jardin? Eh bien...\\
~~~Madame Dentin, (l'interrompant en riant.) Il s'est noy\'e parce que sa petite fille n'avait pas voulu lui dire bonsoir, n'est-ce pas? C'est cela?\\
~~~Denise, (interdite.) Oui.\\
~~~Madame Dentin. Quelle piti\'e! Il a fallu qu'il te raconte cela! S'est-on assez moqu\'e de lui, jadis, avec cette histoire! Il a d\^u finir par y croire.\\
~~~Denise. Mais maman...\\
~~~Madame Dentin. D\'ecid\'ement, \`a certains \'egard, mon fr\`ere a toujours dix ans. Il est vrai que ma pauvre m\`ere \'etait rest\'ee tr\`es enfant. Mais beaucoup moins que lui, gr\^ace \`a Dieu!\\
~~~Henriette. Il s'agit bien du bonhomme qui s'est noy\'e dans un acc\`es de folie, n'est-ce pas?\\
~~~Madame Dentin. De folie furieuse.\\
(Un long silence.)\\
~~Henriette. Avec tout cela, maman, Denise ne sait pas la nouvelle!\\
~~~Madame Dentin. Mais c'est vrai!\\
~~~Denise. Quelle nouvelle?\\
~~~Henriette. Nous allons avoir un bulletin mensuel, c'est vot\'e: \textit{Bulletin de l'Association des Dames Catholiques}.\\
~~~Denise, (indiff\'erente.) Ah!\\
~~~Henriette. J'ai \'et\'e nomm\'ee secr\'etaire, avec Madame de Gran\c{c}on.\\
~~~Madame Dentin. Tu sais, Henriette---j'y repense---ce sera Monsieur le Cur\'e qui, en d\'efinitive, r\'edigera le Bulletin tout seul. Je vois \c{c}a d'ici. C'est d'ailleurs souhaitable.\\
~~~Henriette. Oh! certainement, mais nous le d\'echargerons compl\`etement de toute la besogne administrative, correspondance, abonnements, publicit\'e, exp\'edition du Bulletin.\\
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r\'edigera~~~作成する、起草する\\
abonnements~~~(定期的購入の)予約、加入\\
\\
~~~Madame Dentin. Cette Madame Friant qui s'offre pour faire des chroniques philanthropiques! Non!\\
~~~Henriette. Ce serait du joli!\\
~~~Denise. Dis donc, maman, qu'est-ce qu'il fait donc \`a Paris, le cousin Dentin qui est venu nous voir il y a trois ans?\\
~~~Madame Dentin. Ce qu'il fait? Ma foi! je ne sais au juste; il est dans le commerce, dans la commision. Pourquoi?\\
~~~Denise. Pour rien...\\
~~~Madame Dentin. Donne-moi des lentilles, veux-tu?\\
(Denise vide le sac devant sa m\`ere.)\\
(Silence.)\\
~~~Denise. Mon oncle m'a promis des cartes postales.\\
~~~Madame Dentin. Dieu sait si tu en recevras jamais la moiti\'e d'une.\\
~~~Henriette. Ah! Pendant que j'y pense. Nous avons tenu, Ernestine, C\'ecile, Madame Bersonnet, moi et quelques autres, le petit Conseil dont tu avais parl\'e, m\`ere, pour nous entendre sur ce qu'il faut donner aux qu\^etes.\\
~~~Madame Dentin. Tr\`es bien! Tout le monde est-il de notre avis?\\
~~~Henriette. Tout \`a fait. Tout le monde donnera la m\^eme chose d\'esormais: deux francs aux qu\^etes de Monsieur le Cur\'e, un franc cinquante aux qu\^etes du premier vicaire. Comme \c{c}a...\\
~~~Madame Dentin. C'est parfait.\\
~~~Henriette. Toutes \'etaient enchant\'ees de l'id\'ee. Il est entendu que nous donnerons cette consigne autour de nous. (A Denise qui, depuis un moment, a fini de trier ses lentilles et qui r\^eve, renvers\'ee sur sa chaise.) Tu entends, Denise?\\
~~~Denise, (dans un sursaut.) Oui, oui...\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~(Rideau.)\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Mars-juin 1922\\







}
\end{document}