\documentclass[a4paper,12pt]{article}

\pagestyle{plain}

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\begin{document}
{~~~~~~~~~~~~~~~~~Charles Vildrac\\
\\
\\
~~~~~~~~~~~~~Le Paquebot Tenacity\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Com\'edie en trois actes et quatre tableaux \\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~A Paul Vill\'e\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Les destin\'ees m\`enent\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~celuy qui consent, tirent\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~celuy qui refuse.\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Rabelais.\\
\\
Personnages\\
Th\'er\`ese, servante du restaurant Cordier, 22 ans\\
Vve Cordier, 55 ans\\
Bastian, 29 ans\\
S\'egard, 26 ans\\
Hidoux, 60 ans\\
Un Marin Anglais\\
Un jeune ouvrier, ouvriers, marins, etc.\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Acte 1\\
\\
~~~Un petit restaurant d'ouvriers dans un port. Au fond,
les vitrines et la porte d'entr\'ee ouverte, avec une vue sur
un bassin encombr\'e de navires. Au premier plan \`a gauche,
le comptoir. En arri\`ere du comptoir, une porte; autre porte
\`a la m\^eme hauteur \`a droite. C'est par cette derni\`ere que
Th\'er\`ese assure le service. La salle est garnie de tables
o\`u mangent des ouvriers.\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 1\\
(Hidoux, Madame Cordier, Th\'er\`ese, Ouvriers.)\\
(Hidoux, ivre \`a demi, se tient appuy\'e au comptoir devant
son verre et s'adresse tour \`a tour \`a Mme Cordier et \`a la
cantonade.)\\
~~~Hidoux: Enfin, Madame Cordier, votre avis? Est-ce que
\c{c}a devrait exister? Voil\`a, supposons, tous ces gens qui
sont ici, qui gagnent leurs douze francs ... oui, mettons
leurs douze francs. (Il s'interrompt et allonge le bras
vers un jeune homme attabl\'e non loin.) Eh, petit gars!
Combien que tu gagnes?\\
~~~Le jeune ouvrier: Douze francs cinquante.\\
~~~Hidoux: Bon. Mettons: leurs douze francs cinquante par
jour. Voil\`a des gens, Madame Cordier, qui gangnent leurs
douze francs cinquante par jour \`a manipuler du matin au soir
des rails de tramway.\\
~~~C'est un dur travail qui vous brutalise les mains, les
bras, les \'epaules et les reins. C'est-il vrai, les amis?
Bon! Voil\`a, d'autre part, moi. Il faut bien le dire entre
nous, je traville en amateur. (Rires.) Vous allez voir:
voil\`a un tuyau d'\'egout qui cr\`eve devant chez Desbrosses et
\c{c}a emplit une cave de Desbrosses. Je prends quinze francs
par jour pour la vider avec des seaux. Je fais le travail
deux jours. Dame, je ne me suis pas amus\'e. Bon; je
touche mes trente francs \`a la caisse; et voil\`a justement
M. Desbrosses qui passe; moi, je ne m'\'etais pas encore lav\'e;
j'avais l'air de sortir d'un godet de la \underline{Marie-Salope}.
Il me regarde, il va voir le travail avec moi et il me donne
comme \c{c}a cinquante francs de pourboire! Cinquante francs
de pourboire! Deux jours de travil, quatre-vingts francs.
Moi, naturellement, je n'ai pas \`a m'en plaindre, vous comprenez.
Mais enfin, Madame Cordier, entre nous: des choses
comme \c{c}a, est-ce que \c{c}a devrait exister?\\
~~~Madame Cordier: \c{C}a fait dix fois que vous me le dites.\\
~~~Hidoux, (apr\`es avoir bu.): Qu'est-ce que je vous
offre, la patronne? Moi, ce sera la m\^eme chose.\\
~~~Madame Cordier: A quelle heure allez-vous d\'ejeuner?\\
~~~Hidoux: C'est comme quand un Am\'ericain d\'ebarque: je
lui porte sa valise; il me donne cent sous. Un quart d'heure
de travail. Vous me direz: c'est un coup de chance. D'accord;
mais enfin vous m'avouerez: gagner cent sous en un quart
d'heure, l\`a franchement, est-ce que \c{c}a devrait exister,
alors que, par exemple, voil\`a des camarades, des ouvriers
comme moi ... Notez bien que moi ...\\
~~~Th\'er\`ese: Eh, vieux p\`ere! moi aussi, j'ai eu cent sous hier.\\
~~~Hidoux: Oh! quant aux femmes, c'est encore une autre
question. Tu as eu cent sous de qui?\\
~~~Th\'er\`ese: De vous! Il ne s'en souvient m\^eme pas! A
quelle heure que vous avez termin\'e dans votre cave?\\
~~~Hidoux: A sept heures.\\
~~~Th\'er\`ese: Eh bien! A neuf heures, vous \'etiez d\'ej\`a saoul,
saoul! Mais vous ne vous \'etiez pas encore lav\'e.\\
~~~Hidoux: Une supposition ...\\
~~~Th\'er\`ese: Vous \^etes arriv\'e ici, ah! la la!\\
~~~Hidoux: Une supposition que je me sois lav\'e avant de
passer \`a la caisse; que je n'aie pas pu\'e; ou m\^eme tout simplement
que M. Desbrosses n'ait pas eu le coeur qui l\`eve sur
les odeurs; eh bien! je ne touchais pas les cinquante francs.
Que la richesse ...\\
~~~Madame Cordier, (d\'esignant Th\'er\`ese): C'est elle, Hidoux,
qui ...\\
~~~Hidoux: Que la richesse tienne \`a si peu de choses, allons
donc! Est-ce que \c{c}a devrait exister?\\
~~~Madame Cordier: C'est elle, c'est Th\'er\`ese, qui a eu le
coeur de vous \^oter votre veste, de la nettoyer, de vous
laver la figure et les mains.\\
~~~Hidoux, (\`a Th\'er\`ese): Et je t'ai donn\'e cent sous?\\
~~~Th\'er\`ese: Oui, et ce n'est pas moi qui vous les ai demand\'es.
Je vous ai bien fait remarquer que vous me les
donniez. Je vous ai cri\'e sous le nez: Eh! Hidoux, vous me
donnez cent sous? C'est bien cent sous que vous voulez
me donner? Parce que moi, vous pouvez demander \`a la patronne,
je suis r\'eguli\`ere avec les gens, m\^eme quand ils sont saouls.\\
~~~Hidoux: Prends quelque chose avec moi? Une liqueur
de dame?\\
(Entrent Bastien et S\'egard charg\'es d'un l\'eger bagage.)\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 2\\
(Les m\^emes, Bastian, S\'egard.)\\
~~~Bastien, (\`a Th\'er\`ese qui s'est avanc\'ee.): Mademoiselle!
Pouvons-nous manger?\\
~~~Th\'er\`ese, (d\'esignant la table \`a droite, en face du comptoir.):
Oui, Messieurs; mettez-vous l\`a. (Ils s'installent. Th\'er\`ese
dispose les couverts, et servira dans la suite. Un silence.)\\
~~~Hidoux, (s'approchant de la table.): Voil\`a des voyageurs.
Bonjour, Messieurs! Avez-vous fait bonne travers\'ee? Vous
arrivez par le bateau d'Angleterre?\\
~~~Bastien, (riant.): Ah non!\\
~~~S\'egard: Nous arrivons de Paris.\\
~~~Madame Cordier: De Paris! Il fait chaud \`a voyager,
n'est-ce pas, Messieurs?\\
~~~Bastien: Oui, et soif. Mademoiselle, donnez-nous donc
du vin avant tout.\\
~~~Hidoux: Alors vous \^etes des Parisiens.\\
~~~Bastien: Oui, mon vieux.\\
~~~Hidoux: Bravo! Touchez l\`a: c'est la main d'un homme
qui, tel que vous le voyez, a \'et\'e Parisien dans son temps.
Un homme qui est rest\'e six ans au 54 de la rue Saint-Maur
dans le Onzi\`eme. \c{C}a doit vous repr\'esenter quelque chose?\\
~~~Bastien: Oui, je connais le qurtier, mais nous sommes
de l'avenue de Clichy, nous autres.\\
~~~S\'egard: Ah, si je la connais, moi, la rue Saint-Maur!
Etant gosse, j'y allais pour les vacances chez ma tante qui
\'etait blanchisseuse au 28. Ah! la rue Saint-Maur.\\
~~~Hidoux: Alors vous voyez le 54! A l'\'epoque, c'\'etait
une maison meubl\'ee, juste en face le grand marchand de t\^oles ...\\
~~~S\'egard: S\'ebillon!\\
~~~Hidoux: S\'ebillon. La patronne! Voil\`a un vrai Parisien,
tenez! ... S\'ebillon! J'ai failli traviller chez lui.\\
~~~S\'egard: J'en ai pass\'e des apr\`es-midi \`a regarder charger
les plaques sur les camions, chez S\'ebillon. Je revois les
hommes avec leurs petits tabliers de cuir pleins de rouille,
et leurs gueules et leurs mains de Peaux-Rouges.\\
~~~Hidoux: Parfaitement.\\
~~~S\'egard: Ils balan\c{c}aient la grande feuille de t\^ole \`a six,
\`a huit, et l'envoyaient tomber sur les autres. Quand elle
portait \`a faux, vous parlez si j'\'etais heureux: \c{c}a faisait
comme le tonnerre.\\
~~~Hidoux: Ces chameaux-l\`a m'emp\^echaient de faire la sieste.\\
~~~S\'egard: Ah c'est loin; c'est loin ... (\`a Bastien).
\c{C}a va s'\'eloigner encore.\\
~~~Hidoux: Moi je vous parle de quinze ans.\\
~~~Bastien, (\`a S\'egard.): Laisse donc tes souvenirs en paix,
tu les retrouveras \`a soixante ans.\\
~~~Hidoux: Mais ... eh, Th\'er\`ese! Permettez, les amis,
que je vous offre, avant de d\'ejeuner ...\\
~~~S\'egard: Oh rien!\\
~~~Bastien: Vous plaisantez! ...\\
~~~Hidoux: Un petit vin blanc, si, si! Th\'er\`ese, mon enfant!\\
~~~S\'egard: Mais non ...\\
~~~Th\'er\`ese, (servant): Lassiez donc, il est riche aujourd'hui.\\
~~~Hidoux. Je suis riche aujourd'hui. Regardez Th\'er\`ese,
comme elle est belle; et bonne fille, vous savez; et d\'evou\'ee.
Hier elle m'a soign\'e comme ... enfin qu'importe. (Il s'assied
en face des deux voyageurs.) Je vais d\'ejeuner aussi,
moi. A la v\^otre ... (Ils boivent.) Et comme \c{c}a, vous
venez travailler ici?\\
~~~Bastien: Pensez-vous!\\
~~~Hidoux: Ah! oui, vous faites cens\'ement un petit voyage
d'agr\'ement sur la c\^ote ...\\
~~~Bastien, (\'enigmatique.): D'agr\'ement? Oui et non. Mais
pas sur la c\^ote.\\
~~~Hidoux: Oui, enfin dans les terres, chez des parents.\\
~~~Th\'er\`ese: Ce qu'il est curieux!\\
~~~Hidoux: Messieus, elle a raison. Je suis indiscret,
excusez! Je suis indiscret.\\
~~~S\'ebastien: Mais non.\\
~~~Hidoux: Permettez! Il faut dire ce qui est. Mais c'est
sans intention.\\
~~~Bastien: Il n'y a aucune indiscr\'etion, mon vieux.
Seulement nous n'allons pas non plus chez des parents, ni
dans l'int\'erieur.\\
~~~Hidoux, (digne.): Je ne veux pas savoir.\\
~~~S\'egard: Nous n'avons aucune raison de cacher o\`u nous
allons. M\^eme il faut que nous le disions pour nous renseigner.
(Th\'er\`ese, curieuse, attend.)\\
~~~Bastien, (triomphant et avec \'eclat.): O\`u nous allons,
nous pouvons le crier sur les toits: Nous embarquons demain
pour l'autre bout du monde!\\
~~~Hidoux: Ah! Ah! c'est une autre affaire.\\
~~~Th\'er\`ese. Pour o\`u?\\
~~~S\'egard, (un peu \'emu.): Pour le Canada.\\
~~~Bastien: Pour le fin fond du Canada!\\
~~~Madame Cordier, (qui est sortie de son comptoir et s'est
approch\'ee.): Vous y allez sans doute pour y faire votre
m\'etier?\\
~~~Bastien, (emphatique.): Notre m\'etier, Madame! Est-ce
qu'on nous a laiss\'e le temps d'avoir un m\'etier? C'est-\`a-dire
que celui que nous avions nous l'avons \`a peu pr\`es oubli\'e!
Nous sortons de faire la guerre. On travaillait depuis six
ans dans les casernes ou sur la Meuse, ou sur la Marne ou
sur la Somme, dans les jolis chantiers du gouvernement.
C'est chez ce patron-l\`a que nous sommes rest\'es le plus
longtemps depuis notre sortie d'apprentissage.\\
(Rires. Quelques ouvriers s'approchent en fumant. Un silence.)\\
~~~Non, pas notre m\'etier! Seulement j'ai dit \`a mon ami que
voil\`a: Hier, c'\'etait la guerre; aujourd'hui, c'est le paiement de
la guerre; demain, \c{c}a sera autre chose. Ici, tu
seras toujours emmerd\'e. C'est encore quand on est \'etranger
dans un pays qu'on est le plus libre. Et puis, que je lui
ai dit, tu ne te vois pas, apr\`es ces quatre ans dont tu
sors ta peau par miracle, quatre ans sans compter trois
ans de service avant et dix mois de caserne apr\`es, tu ne
te vois pas rentrer comme si rien n'avait \'et\'e, rentrer comme
au lendemain d'un beau dimanche \`a la campagne, dans un sous-sol
de la rue Mont-martre, pour composer, la nuit, leurs
ordures de journaux! Car il faut vous dire que tout de m\^eme
typographes. Et je lui ai dit: Foutons le camp d'ici!
Qu'on ne nous y reprenne plus! Allons enfin vivre libres
et en plein air! Allons coloniser le nouveau monde! Dis,
Alfred?\\
~~~S\'egard: Oui.\\
~~~Hidoux: Bravo! \c{C}a me pla\^it. Moi je suis fort ouvrier
sur le port. Je suis bon pour tout ce qui est de la force.
Voil\`a Mme Cordier qui pourra vous dire que je suis loin d'avoir
\`a me plaindre. (Il se tourne vers elle.) Hein, pas plus
tard qu'hier? Bon! Mais si ma vie \'etait \`a refaire je ne
dis pas que ... Cependant l'Am\'erique, c'est un tantinet
trop couru; d\'ej\`a avant la guerre ...\\
~~~Bastien: Trop couru? \c{C}a d\'epend quel pays d'Am\'erique!
Bien s\^ur je ne vous parle pas des Etats-Unis; je ne vous
parle pas de New-York! Il ne faut pas confondre: c'est au
Canada que nous allons! Le Canada, c'est grand comme l'Europe,
y compris la Russie, et, en tout, \c{c}a n'a pas autant d'habitants
que Paris et Londres. Au Canada, vous avez des pays avec
des Esquimaux et des pays, au sud, avec des n\`egres et des
Peaux-Rouges. D'ailleurs, c'est bien simple: Nous allons
d\'ebarquer \`a Montr\'eal. Et de Montr\'eal, savez-vous combien
de kilom\`etres nous faisons pour aller nous installer? Deux
mille! Deux mille kilom\`etres.\\
~~~Madame Cordier: A pied?\\
~~~Bastien: Non, en chemin de fer. Deux mille kilom\`etres
en chemin de fer, vous entendez, \`a travers une r\'egion o\`u
vous ne voyez rien que des bl\'es \`a perte de vue. Ou alors des
prairies avec des troupeaux gard\'es par des hommes comme
Baffalo--Bill. Et vous voyez aussi des lacs; mais des lacs
qui sont grands comme la France.\\
~~~Hidoux, (sceptique.): Oh! grands comme la France! ...\\
~~~Bastien: Oui, Monsieur, grands comme la France! Je
pourrais vous montrer la brochure que nous avons sur le pays.
Elle est dans la valise. Dis, Alfred? Bref, nous n'allons
pas dans le Canada connu. Nous allons dans le Manitoba,
si vous voulez le savoir; dans le fin fond du Manitoba!
Alors vous voyez! Vous comprenez que nous sommes renseign\'es.
Croyez bien que l\`a o\`u nous allons, il y a fort \`a faire
pour des rescap\'es de la guerre qui veulent travailler en
libert\'e. D'ailleurs, on nous a fait des proposition.\\
~~~Th\'er\`ese: Si les rescap\'es de la guerre s'en vont, maintenant,
qu'est-ce que les femmes vont devenir?\\
~~~S\'egard: Je vous emm\`ene, Mademoiselle! (Th\'er\`ese vient
s'appuyer sur la table, pr\`es de S\'egard et plaisante avec
lui.)\\
~~~Le Jeune Ouvrier, (\`a Bastien.): On vous a fait des propositions?\\
~~~Bastien: Oui, c'est-\`a-dire que voil\`a: c'est une soci\'et\'e
franco-anglaise. Vous passez avec elle un contrat; elle
vous exp\'edie \`a ses frais au Canada, dans une exploitation
agricole o\`u vous travaillez un an, nourri et pay\'e, pour apprendre
l'\'elevage et la culture de l\`a-bas et vous rendre compte de la
chose. Au bout d'un an, on vous donne du terrain
et l'on vous installe. Alors vous \^etes chez vous et vous
avez dix ans pour rembourser le prix de vos domaines.
Naturellement, vous payez des int\'er\^ets pendant ce temps-l\`a;
vous payez aussi des petites sommes ridicules pour la location
des machines agricoles et vous n'avez pas besoin d'en acheter.
Le tout vous revient encore moiti\'e moins cher qu'un m\'echant
loyer \`a Paris.\\
~~~Madame Cordier: Et si au bout de l'ann\'ee d'apprentissage
le m\'etier ne vous pla\^it pas?\\
~~~Bastien: Vous \^etes libre! Vous laissez \c{c}a. Seulement
vous versez comme de juste six cents francs de d\'edit \`a la
Soci\'et\'e, pour l'indemniser de frais de voyage et autres.
Ils se trouvent d'ailleurs tout vers\'es; on vous les retient
par pr\'ecaution sur vos appointements.\\
~~~Si vous restez dans l'affaire, ils vous reviennent et
vous avez de quoi acheter une suspension pour votre ch\^ateau.\\
~~~Hidoux: C'est joliment cobin\'e! (Murmures approbateurs.)\\
~~~Bastien: Tout est pr\'evu! C'est \'epatant.\\
~~~Th\'er\`ese: Vous n'avez pas peur d'en avoir assez au bout
d'un an?\\
~~~Bastien: Nous? Est-ce que vous nous prenez pour des
enfants? Nous consid\'erons les choses comme elles sont!
Nous savons parfaitement que cela sera d'abord assez dur.
Et encore: Apr\`es la guerre, qu'est-ce qui est dur? \c{C}a
sera une petite affaire de volont\'e. Vous saurez que moi,
lorsque je me suis fix\'e un but, je ne le quitte plus des
yeux. Nous sommes des hommes d\'ecid\'es; dis, Alfred?\\
~~~S\'egard, (mollement.): Mais oui ...\\
~~~Bastien, (d\'esignant S\'egard.): Tenez, s'il \'etait seul,
lui, il ne tiendrait peut-\^etre pas. Mais avec moi ...\\
~~~S\'egard: Pourquoi dis-tu cela?\\
~~~Bastien: Ce n'est pas un reproche, mon vieux. Mais
conviens que d'abord nous n'avons pas la m\^eme nature.
Tu t'en fous moins que moi de quitter pays, familles, et tout.\\
~~~S\'egard, (d\'egag\'e.): Bah!\\
~~~Madame Cordier: Il ne faut pas avoir honte, mon gar\c{c}on;
c'est bien naturel. Vous avez des personnes qui sont plus
port\'ees que d'autres \`a s'attacher.\\
~~~Bastien: Et puis, il y a autre chose. C'est moi qui ai
eu l'id\'ee, vous comprenez; c'est moi qui l'ai entra\^in\'e,
d\'ecid\'e. Je l'ai pour ainsi dire pris par le bras et je
lui ai dit: viens!\\
~~~S\'egard, (souriant.): Tu ne m'embarques pas de force.\\
~~~Bastien: Evidemment! Je veux dire que seul, tu ne serais
peut-\^etre pas parti.\\
~~~S\'egard: Oh! j'en conviens.\\
~~~Bastien: Et bien! moi, seul, je serais parti. (Un silence.)\\
~~~Th\'er\`ese: C'est demain le d\'epart?\\
~~~Bastien: Oui, belle enfant, c'est demain.\\
~~~S\'egard: Oui, demain. Il faut que nous allions voir
l'heure.\\
~~~Hidoux: Quel bateau?\\
~~~Bastien: Un paquebot qui a un nom fait pour nous, un
nom de circonstance, que nous pouvons prendre comme devise,
hein, Alfred? Il s'appelle \underline{Tenacity}.\\
~~~Hidoux: \underline{Tenacity}, j'ai vu \c{c}a. Il n'est pas de
la Trans-atlantique?\\
~~~Bastien, (il sort des papier de sa poche.): Non. De
la ... (Il lit.) Smith-Walter and Sons Company, de Montr\'eal.
Nous allons nous mettre \`a sa recherche tout \`a l'heure.\\
~~~Hidoux: Il est dans le deuxi\`eme bassin \`a droite. Je
vous conduirai. (Connaisseur.) C'est un bateau qui peut
jauger ... voyons ...\\
~~~S\'egard: O\`u couchons-nous ce soir?\\
~~~Madame Cordier: Ici, si vous voulez, j'ai des chambres.\\
~~~Hidoux: Vous ne pouvez pas \^etre mieux qu'ici. Si vous
\^etes saouls ce soir---une supposition---voil\`a Th\'er\`ese qui
vous d\'ebarbouillera.\\
~~~Th\'er\`ese: Dites donc, est-ce que vous croyez que ces
messieurs ...\\
~~Bastien: Alors c'est entendu, la patronne. Nous couchons
chez vous. Et moi j'offre une tourn\'ee g\'en\'erale: que nous
trinquions au paquebot \underline{Tenacity}, de Montr\'eal!
Mademoiselle Th\'er\`ese, des cognacs, ou ce que vous
pr\'ef\'ererez.\\
~~~Hidoux: C'est une id\'ee. (Th\'er\`ese sert.)\\
~~~Bastien: Dans dix ans, nous repasserons par ici. Alors
il faudra que vous ayez de bonnes bouteilles.\\
~~~S\'egard: Dans dix ans et peut-\^etre plus.\\
~~~Bastien: Et peut-\^etre mois! A votre sant\'e. Madame!\\
~~~Madame Cordier: Et \`a la bonne travers\'ee, alors!\\
~~~Th\'er\`ese: A vos amours l\`a-bas!\\
~~~Bastien: Pour ce qui est de nos amours, on sera peut-\^etre
oblig\'e de venir vous chercher.\\
~~~S\'egard: Ce serait trop beau s'il y en avait des comme
vous au Canada.\\
~~~Th\'er\`ese, (esquissant une r\'ev\'erence.): Trop aimable!\\
~~~Hidoux, (il \'etait tourn\'e vers la porte du fond. Il pose
subitement son verre et s'\'elance dehors.): Hep! hep! \\
(Tous le suivent des yeux. Il revient presque aussit\^ot
suivi d'un marin.)\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 3\\
(Les m\^emes, Le Marin Anglais.)\\
~~~Hidoux: C'est un matelot du \underline{Tenacity}.\\
~~~Le Marin Anglais: Boujour.\\
~~~Bastien: Vous \^etes du paquebot \underline{Tenacity}?\\
~~~Le Marin Anglais: \underline{Tenacity}, oui.\\
~~~Bastien: C'est merveilleux! Vous allez boire un coup
avec nous. (Il fait signe \`a Th\'er\`ese.) Voil\`a mon ami
et moi qui devons partir au Canada, \`a bord du \underline{Tenacity}.\\
~~~Le Marin Anglais: Ah! tr\`es bien!\\
(Th\'er\`ese sert le marin.)\\
~~~Hidoux: Il a pouvoir vous renseigner, lui! Comprends-tu,
camarade, ces messieurs voudraient savoir \`a quelle heure
le bateau part demain.\\
~~~Le Marin Anglais: A quelle heure?\\
~~~Hidoux: Oui.\\
~~~Le Marin Anglais: \underline{Tenacity}?\\
~~~Bastien: Oui, vous serez bien aimable.\\
~~~Le Marin Anglais: Mais il ne part pas demain.\\
~~~Bastien: Comment?\\
~~~S\'egard: Nous avons des billets pour partir demain.\\
~~~Le Marin Anglais: Oh! il ne part pas demain. C'est
justement demain qu'il devait partir, mais il ne part pas
demain, parce qu'il y a une avarie \`a la machine, \`a la
chaudi\`ere.\\
~~~Bastien: Ah! ...\\
~~~Le Marin Anglais: A votre sant\'e! (Il boit.)\\
~~~S\'egard: A la v\^otre! Nous voil\`a ici pour un jour ou deux
de plus.\\
~~~Bastien, (au marin.): On la r\'epare, en ce moment, la
chaudi\`ere?\\
~~~Le Marin Anglais: Oh! oui, on r\'epare ... on d\'emonte.\\
~~~Bastien, (inquiet.): On la d\'emonte? Combien de temps
pensez-vous que ...\\
~~~Le Marin Anglais: Peut-\^etre quinze jours.\\
~~~Bastien, (debout.): Quinze!\\
~~~S\'egard, (de m\^eme.): Quinze jours!\\
~~~Le Marin Anglais: Oui, quinze. Peut-\^etre un peu plus ...\\
~~~Hidoux: Vous n'\^etes pas partis, les gars. Vous pouvez
vous rassoir.\\
~~~Bastien, (se rasseyant avec d\'ecouragement.): On ne peut
pas faire attendre quinze jours les passagers! Il doit y
avoir un autre paquebot!\\
~~~Le Marin Anglais: Il n'y en a pas. Il n'y a pas non
plus beaucoup de passagers sur le \underline{Tenacity}:
comme \c{c}a, quatre, dix. Nous apportons les boeufs et nous
remportons le fil de fer. Vous pouvez demander au bureau de
la Compagnie. Mais ce que je dis est s\^ur. D'ici peut-\^etre
un mois, il n'y a pas pour le Canada un autre boat que le
\underline{Tenacity}. Je vous demande pardon, je dois partir.
Venez tout \`a l'heure? Bonjour.\\
~~~Bastien: Merci! Nous irons.\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 4\\
(Les m\^emes moins le Marin Anglais.)\\
~~~S\'egard, (apr\`es un silence.): Alors?\\
~~~Bastien: D'abord il faut voir. Mais il y a des chances
pour qu'il soit renseign\'e.\\
~~~Hidoux: Oh! c'est un homme qui n'est pas saoul.\\
~~~S\'egard: En tout cas, la Soci\'et\'e doit nous faire partir
ou nous payer l'aller et retour Paris, pour que nous attendions
chez nous que la chaudi\`ere soit r\'epar\'ee tout comme si le
d\'epart n'avait jamais \'et\'e fix\'e \`a demain.\\
~~~Madame Cordier: Bien s\^ur, la Soci\'et\'e doit payer.\\
~~~Bastien, (soucieux.): Tu dis: Aller attendre chez nous.
S'il n'y a pas d'autre paquebot, c'est \'evidemment ce qu'on
va nous proposer.\\
~~~S\'egard: Parbleu! Et c'est le plus sage. (Silence.)\\
~~~Bastien: Eh bien, non! Non, Alfred, il ne faut pas!
Retourner encore quinze jours \`a Paris? Nous tra\^iner \`a
nouveau d'adieux en adieux? Recommencer \`a partir: la gare
avec les larmes des parents et des soeurs! Non, Non!\\
~~~S\'egard: Evidemment, si ... Et pourtant ...\\
~~~Bastien: Assez de cette semaine \'ecoul\'ee! Nous sommes
partis pour tout le monde et pour nous-m\^emes. Ne revenons
pas, \c{c}a nous porterait malheur.\\
~~~S\'egard, (un peu troubl\'e.): C'est mon avis, il ne faudrait
pas ... Cependant ...\\
~~~Bastien: A la bonne heure!\\
~~~S\'egard: Cependant, vivre ici ... Nous allons y laisser
nos sous.\\
~~~Bastien: C'est \`a voir. Attends! Il y a des imprimeurs
ici?\\
~~~Hidoux: S\^ur qu'il y en a des imprimeurs.\\
~~~Madame Cordier: C'est pas \c{c}a qui manque.\\
~~~Hidoux: Et puis \'ecoutez donc, avec ou sans imprimeurs,
ce n'est pas le travil qui manque ici. Il y a le tramway
des quais qu'on est en train de construire. On embauche
\`a la journ\'ee pour porter les rails: tous ceux qui en veulent:
douze francs cinquante par jour. Je sais bien que moi-m\^eme,
si je n'avais pas de travial meilleur, et plus qu'ils ne
m'en faut, eh bien, une journ\'ee de temps en temps ...
Dame, c'est un m\'etier qui ...\\
~~~S\'egard: S'il y avait moyen de s'entendre raisonnablement
avec la patronne nous prondrions pension ici?\\
~~~Th\'er\`ese: Bien s\^ur!\\
~~~Madame Cordier: Sans me vanter, vous resteriez une quinzaine
ici, que vous ne diriez pas du mal de la maison en
partant.\\
~~~Bastien, (se levant.): Allons d'abord au bateau.\\
~~~S\'egard, (se levant.): Nous verrons les imprimeurs apr\`es,
s'il y a lieu. (Il examine le restaurant d'un regard circulaire, puis
\`a Th\'er\`ese.) Mon Dieu, \c{c}a ne serait pas si d\'esagr\'eable,
une quinzaine ici, avant l'Am\'erique.\\
~~~Th\'er\`ese: Vous serez encore un peu chez vous!\\
~~~S\'egard: Oui, oui, ce sera moins brusque ...\\
~~~Bastien, (qui se dirige vers la porte avec Hidoux, appelant
S\'egard.): Tu viens? (Il sort et s'arr\^ete devant la porte,
dehors, en bavardant avec Hidoux.)\\
~~~S\'egard: Moi, j'ai de plaisir \`a rester dans un endroit
au moins le temps qu'il faut pour s'y sentir \`a l'aise,
pour prendre d\'ej\`a une petite habitude des gens, de fa\c{c}on
que je puisse m'en souvenir ... Un semblant d'attache
partout o\`u l'on passe. Oh! ce n'est pas long ... Pendant
la gerre, moi ...\\
~~~Th\'er\`ese, (avan\c{c}ant le nez sur une fleur que S\'egard porte
\`a sa boutonni\`ere.): Vous en avez une belle fleur! C'est
votre bonne amie qui vous l'a donn\'ee?\\
~~~S\'egard: Non, je l'ai prise en partant, chez nous.\\
~~~Bastien, (du dehors.): Allons, Alfred!\\
~~~S\'egard: Voil\`a! (il \^ote la fleur de sa boutonni\`ere,
la tend \`a Th\'er\`ese qui la prend. Il sort.)\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Acte 2\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Premier Tableau.\\
(M\^eme d\'ecor.)\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 1\\
(S\'egard et Th\'er\`ese.)\\
(Ils sont pr\`es de la table au premier plan \`a droite. S\'egard
porte le bras gauche en \'echarpe. Th\'er\`ese reprise des bas.
Apr\`es quelques secondes, S\'egard se l\`eve et arpente la sc\`ene
en agitant par saccades son poing libre.)\\
~~~Th\'er\`ese: \c{C}a vous fait mal?\\
~~~S\'egard: C'est par moments. Des \'elancements. C'est la
chair qui travaille sous les ongles ... Ah! c'est aga\c{c}ant.\\
~~~Th\'er\`ese: C'est l'affaire de quelques jours. Tout de
m\^eme, vous auriez pu y laisser le bout de vos doigts!
Qules idiots, les autres! Quelle id\'ee ont-ils eue de l\^acher
le rail avant vous!\\
~~~S\'egard: C'est moi qui l'ai l\^ach\'e trop tard. Et puis
je le tenais mal, par en dessous. Enfin ce n'est rien.
C'est ennuyeux parce que je ne peux pas travailler ...
Mais il y a une compensation. (Il se rassied.)\\
~~~Th\'er\`ese: Quelle compensation?\\
~~~S\'egard: Celle de passer des heures enti\`eres avec Th\'er\`ese.\\
~~~Th\'er\`ese: Blagueur!\\
~~~S\'egard: Non, pas blagueur.\\
~~~Th\'er\`ese: Dans huit jours, sur le bateau, vous vous
trouverez mieux qu'ici.\\
~~~S\'egard: Non.\\
~~~Th\'er\`ese: Vous aurez t\^ot fait de m'oublier.\\
~~~S\'egard: Je suis certain que non. D'abord j'ai la m\'emoire
tenace, et puis ... \\
~~~Th\'er\`ese: Moi, j'ai la m\'emoire des endroits plus que la
m\'emoire des personnes. Je vois tellement de monde.\\
~~~S\'egard: Je m'attache trop. Si je suis dans un endroit
une journ\'ee, je le regarde comme si j'allais y passer ma
vie enti\`ere. Je le quitte comme si je l'avais toujous connu.
Et de m\^eme pour les gens ... Ah! pendant la guerre ...\\
~~~Th\'er\`ese: Vous \^etes trop impressionnable.\\
~~~S\'egard: \c{C}a ne rend pas heureux. Et pourtant je ne voudrais
pas \^etre autrement. Tenez, Th\'er\`ese, si, dans vingt
ans, j'arrive dans cette ville par le train, comme j'y suis
venu cette fois, je ne reconna\^itrai peut-\^etre plus du tout
la gare; je ne saurai pas le chemin pour venir jusqu'\`a cette
maison, et il se peut que je n'arrive pas \`a la retrouver.
Mais je suis bien s\^ur qu'en moi-m\^eme je verrai alors cette
salle avec toutes ses tables \`a leur place. Je verrai Mme
Cordier \`a son comptoir griffonnat sur son livre et Th\'er\`ese
soulevant d'un main le verre de Hidoux pour, de l'autre,
essuyer la table desservie. Je me rappellerai l'apr\`es-midi
d'avant-hier o\`u j'ai lu ici, pendant que vous repassiez des
serviettes, vous et la patronne; et celle d'hier o\`u vous
\^etes sortie pour acheter des petits souliers jaunes que
vous m'avez montr\'es en rentrant et que je vous ai fait essayer.\\
~~~Et celle d'aujourd'hui, sans doute, Th\'er\`ese. Je vous
verrai comme vous \^etes l\`a, pench\'ee sur votre ouvrage ...
Ah! je n'aurai pas oubli\'e quelque chose que je regarde souvent,
que je regarde en ce moment.\\
~~~Th\'er\`ese, (sans quitter son ouvrage des yeux.): Qu'est-ce
que vous regardez?\\
~~~S\'egard: Des petits cheveux qui frisent sur votre nuque.\\
~~~Th\'er\`ese, (elle renverse la t\^ete en arri\`ere en riant.):
Moi qui vous \'ecoutais s\'erieusement.\\
~~~S\'egard: Je ne plaisante pas. Je me rappellerai tout
\c{c}a dans dix ans et bien d'autres choses encore.\\
~~~Th\'er\`ese: Dans dix ans! ...\\
~~~S\'egard: Tenez, quand j'\'etais gosse, j'ai pass\'e un mois
de vancances dans une colonie scolaire \`a la campagne. C'est
un de mes plus beaux souvenirs. On mangeait dans un grand
r\'efectoire blanc o\`u il y avait une bonne odeur; une odeur
de laiterie et de boulangerie. Les tables \'etaient recouvertes
de toile cir\'ee toute blanche; et alors \c{c}a sentait
aussi la toile cir\'ee neuve. L'odeur de ce r\'efectoire, je
ne l'oublierai jamais. Quand je pense \`a ces vacances-l\`a, j'ai
cette odeur dans le nez et je vois la dame qui nous
servait ... Nous avions chacun devant notre assiette une
petite carafe d'eau rougie.\\
~~~Th\'er\`ese, (riant.): Oh! moi: ma bouteille! Je d\'ejeunais
\`a l'\'ecole; j'emportais une petite bouteille de cidre.
Pour qu'il soit meilleur, je mettais dedans tout ce que je
pouvais: un bonbon, du chocolat, une cerise et je secouais
et \c{c}a moussait!\\
~~~S\'egard (Il s'est lev\'e pendant qu'elle parlait, a fait
quelques pas, puis se tient debout devant elle.): O\`u \'etait-ce
votre \'ecole? Ici?\\
~~~Th\'er\`ese: Oui, \`a l'autre bout de la ville. J'y suis
rest\'ee jusqu'\`a douze ans.\\
~~~S\'egard: Et apr\`es?\\
~~~Th\'er\`ese: Apr\`es, j'ai \'et\'e \`a la campagne travailler chez
un \'eleveur de volailles. Oh! j'\'etais bien! Il y avait
un beau jardin avec des fraises, des fraises! Maman m'a
retir\'ee parce que je ne gagnais pas assez ...\\
~~~S\'egard: Vous vous coiffez joliment bien!\\
~~~Th\'er\`ese: Vous trouvez?\\
~~~S\'egard: Il faut dire aussi que vous avez de beaux cheveux.\\
~~~Th\'er\`ese: J'esp\`ere que vous m'enverrez des cartes postales
du Canada?\\
~~~S\'egard: S\^urement! Et s'il n'y en a pas, je vous \'ecrirai
une petite lettre.\\
~~~Th\'er\`ese: C'est gentil! Seulement il faudra tenir votre
promesse. Il y en a, des copains, qui m'ont promis comme
\c{c}a, sur le mement, de m'envoyer des cartes, des bonbons ... Il
en venait un ici qui disait m\^eme qu'il y avait une sp\'ecialit\'e
de bonbons dans son pays. Mais bernique!\\
~~~S\'egard: Vous pensez qu'il n'y a s\^urement pas de bonbons
au Canada, ma petite Th\'er\`ese. Mais je vous en donnerai
avant de partir.\\
~~~Th\'er\`ese: Qunad partez-vous? Je ne demande pas \c{c}a \`a
cause des bonbons.\\
~~~S\'egard: On ne sait pas encore au juste. Dans cinq ou
six jours.\\
~~~Hier matin, je suis all\'e jusqu'au \underline{T\'enacity}. Il
tombait une petite pluie fine. Le bateau semblait abandonn\'e.
J'imaginais que le d\'epart n'avait pas \'et\'e remis; alors je
voyais la pluie sur l'Oc\'ean d'une couleur sale et le
\underline{T\'enacity} s'enfon\c{c}ant pendant des jours
l\`a-dedans, avec sa petite fum\'ee ... (Un silence ... ) C'est triste,
la pluie sur un port ...\\
~~~Th\'er\`ese: Vous n'\^etes pas content de partir?\\
~~~S\'egard: Si ... C'est-\`a-dire qu'il y a le regret de
m'en aller d'ici. Oh! une fois l\`a-bas ... Moi, comprenez-vous,
je m'accroche toujours au pr\'esent, voil\`a mon maleur.
C'est comme si une corde me filait dans les mains, tir\'ee
par une grand force. Je la serre, je retiens, quitte \`a
me faire peler les mains. Ce n'est pas moi qui la guide,
la corde, c'est elle qui me bouscule et me secoue.\\
~~~Bastien est plus fort que moi. Il peut d\'ecider sa vie.\\
~~~Il a d\'ecid\'e pour moi et j'aime mieux \c{c}a. Je vois clair
dans les projets d'un autre, je sais s'ils sont bons ou mauvais.
Mais je ne sais adopter aucun des miens. D'abord je ne fais
pas de projets, moi, je fais des esp\`eces de r\^eves. Je ne
dis pas: Je ferai telle chose. Je dis: Voil\`a comment \c{c}a
se passerait; j'aurais \'et\'e \`a tel endroit; il y aurait un
tel ou une telle avec moi; nous serions dans telles conditions
merveilleuses; je serais heureux. Vous allez rire, mais
je me raconte des histoires o\`u je suis; des histoires qui
pourraient arriver, mais qui sont toujours trop belles pour
que j'ose seulement esp\'erer qu'elles arrivent.\\
~~~Th\'er\`ese: Vous \^etes tout de m\^eme d'\^age \`a savoir
ce que vous voulez!\\
~~~S\'egard: Oui, je choisis la place que je r\'ef\`ere, l\`a o\`u
je me trouve. Mais l\`a o\`u je me trouve, ce n'est jamais moi
qui ai d\'ecid\'e d'y venir. Et vous?\\
~~~Th\'er\`ese: Ah! moi, je n'ai jamais pens\'e \`a tout \c{c}a ...\\
~~~S\'egard: Trouver, choisir ce qu'on aime le mieux au milieu
de tout ce qui vous est offert, de tout ce qui vous retient
au passage, eh bien! Th\'er\`ese, je vous assure que m\^eme cela,
c'est difficile, c'est terrible.\\
~~~Th\'er\`ese: Je trouve qu'on n'a gu\`ere le choix. On est
bien oblig\'e d'accepter ce qui vous arrive ...\\
~~~S\'egard: Mais si, on aurait le choix! Moi, je voudrais
tout prendre et je sens tellement que je
regretterai justement ce que je n'aurai pas pris,
que je le pleure d'avance.\\
~~~Th\'er\`ese: Moi, je le regrette apr\`es. \c{C}a m'arrive. Par
exemple, j'h\'esitais hier au dernier moment entre des souliers
jaunes et des noirs, vernis. J'ai pris les jaunes \`a cause
de la saison; maid tout de m\^eme les noirs ...\\
~~~S\'egard: Oui. Mais je ne pensais pas \`a des objets, \`a
des chaussures.\\
~~~Th\'er\`ese: Bien entendu.\\
~~~S\'egard: La vie est remplie de combinaison myst\'erieurses,
Th\'er\`ese. Je quitte Paris pour le Canada avec Bastien.
Depuis un mois je ne pensais qu'au Canada. Dans le train
je voyais le bateau et puis le Cananda, dont je me suis fait
un tableau dans ma t\^ete. Nous arrivons ici. Le d\'epart ne
se fait pas comme il \'etait pr\'evu. Me voici depuis quinze
jours \`a l'h\^otel Cordier. Et alors vous croyez que je ne
pense qu'au d\'epart, comme Bastien? que je ne quitte pas
des yeux le but, comme il dit? Non. Je ... Par exemples,
je vous regarde; je suis tout au plaisir de me trouver avec
vous; je me prends d'amiti\'e pour la maison, pour vous ...
pour vous ...\\
~~~Th\'er\`ese (levant la t\^ete et riant.): Vrai?\\
~~~S\'egard: Je me dis; voil\`a; tu vas partir et tu aurais
peut-\^etre pu vivre tr\`es heureux dans ce pays-ci, qui sait?
Si tu voulais bien ... Tout \`a l'heure, vous racontiez que
vous aviez \'et\'e chez un \'eleveur. Alors l\`a-dessues---voyez
comme je suis---voil\`a mon imagination qui part. Je vois
une petite maison au soleil, quelque chose comme une maison
de garde-barri\`ere; pas au Canada. Il y a un enclos o\`u l'on
\'el\`eve de la volaille et un jardin avec la jolie Th\'er\`ese qui
rit. Car vous avez parl\'e aussi de jardin, dites?\\
~~~Th\'er\`ese: Oui.\\
~~~S\'egard: C'est pour dire, n'est-ce pas? ...\\
~~~C'est pour dire comme c'est troublant de sentir, \`a chaque
pas qu'on fait, tout ce qui serait possible si l'on s'arr\^etait
l\`a; d'entrevoir comme ais\'ement on aurait de quoi remplir
sa vie et son coeur ...\\
~~~Th\'er\`ese: C'est vrai ce que vous dits. (Silence.) La
petite maison avec les poules et les fleurs ... Ah!
vous allez me faire travailler les id\'ees et me donner le
cafard.\\
~~~S\'egard, (lui posant la main sur l'\'epaule.): Mais non,
mais non ...\\
~~~Th\'er\`ese: J'entends Mme Cordier qui descend; il faut
faire les tables.\\
~~~S\'egard: Je vous ai ennuy\'ee, Th\'er\`ese, avec mes
histoires.\\
~~~Th\'er\`ese. (se levant.): Oh! non, vous m'avez dit des choses
si gentilles!\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 2\\
(Les m\^emes, Madame Cordier, puis Hidoux, Bastien, des ouvriers.)\\
(Th\'er\`ese dispose des couverts sur les tables.)\\
~~~Madame Cordier, (entrant par la porte de gauche.): Vite,
Th\'er\`ese, il est tard! Eh bien! comment \c{c}a va, S\'egard?\\
~~~S\'egard: Pas trop mal. Mais tout de m\^eme avec des \'elancements
qui me fatiguent et me donnent la fi\`evre.\\
~~~Madame Cordier: Il faudra vous d\'ep\^echer de d\^iner et aller
vous coucher.\\
~~~S\'egard: Je ne me sens gu\`ere en app\'etit. (Il s'assied.)\\
(Entrent des ouvriers qui s'attablent au fond, puis Hidoux
et Bastien.)\\
~~~Hidoux, (continuant une conversation avec Bastien.): ...
A rien du tout! Tu peux changer la forme du gouvernement,
\c{c}a ne sert \`a rien du tout, si les hommes sont toujours les
m\^emes, comprends-tu? C'est comme si moi, Hidoux, je voulais
changer de quartier parce que ma chambre est d\'egueulasse.
Mais la chambre que j'occuperai, dans n'importe quel quartier,
sera toujours d\'egueulasse! Pourquoi? C'est une chambre
d'ivrogne: il y aura toujous \`a ma fen\^etre des rideaux d\'echir\'ers,
car je m'accroche apr\`es eux pour ne pas tomber quand je
veux me donner de l'air.\\
~~~Moi j'ai toujous eu envie d'une petite plante verte chez
moi, sur la table de nuit, avec un bouquin \`a c\^ot\'e. Mais je
pourrai changer de table de nuit, il y aura toujours un litre
dessus, ou plusieurs litres. Vois-tu, Bastien, mon cas est
sans doute d\'esesp\'er\'e; mais crois-moi, ce n'est pas un homme
saoul qui te parle aujourd'hui: applique-toi \`a devenir
meilleur et ne crois pas aux gouvernements.\\
~~~Bastien. D'accord, seulement il faudrait que tout le
monde ...\\
~~~Hidoux: Oui, faudrait que tout le monde ... Mais tout
le monde, \c{c}a commence par un ... Salut S\'egar.\\
(Il serre la main de S\'egard, puis va rejoundre au fond deux
nouveaux arrivants avec lesquels il va s'attabler un instant
et boire.)\\
~~~S\'egard: Bonsoir.\\
~~~Bastien, (il se jette devant Th\'er\`ese qui arrive en portant
\`a deux mains des assiettes.): Bonsoir, Th\'er\`ese. Ah! Ah!
Tu ne passeras pas! C'est l'instant, c'est le moment de voir
si tu es chatouilleuse. (Il lui pince la taille, elle crie.)\\
~~~Th\'er\`ese: Finissez ou je l\^ache tout.\\
~~~Madame Cordier: Laissez-l\`a, Bastien, elle est en retard.\\
(Bastien s'efface comiquement devant Th\'er\`ese, puis s'approche
de S\'egard.)\\
~~~Bastien: Comment \c{c}a va, mon poteau?\\
~~~S\'egard: \c{C}a fait mal par moments. Mais je n'ai pas dormi
la nuit derni\`ere, alors je suis tr\`es fatigu\'e.\\
~~~Bastien: Tu es sorti un peu, tant\^ot? Tu as \'et\'e voir
o\`u en est notre paquebot?\\
~~~S\'egard: Non, je suis rest\'e ici.\\
~~~Bastien: Il ne doit venir presque personne entre les
repas?\\
~~~S\'egard: Personne.\\
~~~Bastien, (confidentiel.): Dis donc, tu n'as pas ... entrepris
quelque chose avec Th\'er\`se?\\
~~~S\'egard, (sans regarder Bastien, il fait de la t\^ete un
signe n\'egatif; l\'eger silence. Puis:): Mon vieux, je vais
aller m'\'etendre sur mon lit.\\
~~~Bastien: Oh! Je te demandais \c{c}a, comprends-tu, parce
qu'il me semble que celui qui pourrait \^etre seul une heure
avec cette gosse-l\`a, l'aurait comme il voudrait, avec deux
sous de boniment.\\
~~~S\'egard: Tu sais, on se trompe souvent ... (Il se l\`eve en
geignant.)\\
~~~Bastien: Tu n'es pas bien, Alfred: va te reposer.
Nous pouvons partir dans huit jours, il s'agit d'\^etre d'aplomb.\\
~~~S\'egard: Oh! ce m'est rien.\\
(Il sort discr\`etement apr\`es quelques mots \`a Mme Cordier.
Au fond, Hidoux vide son verre et donne des pogn\'ees de main
aux ouvriers avec lequels il vient de boire.)\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 3\\
(Les m\^eme, moins S\'egard.)\\
~~~Hidoux, (qui vient s'asseoir en face de Bastien \`a la
place qu'occupait S\'egard.): Il est parti, S\'egard?\\
~~~Madame Cordier: Oui, il a un peu de fi\`evre. Il est parti
se coucher sans manger.\\
~~~Hidoux: Un peu de fi\`evre! Il aurait tout de m\^eme bien
pu trinquer avec nous. Enfin! Donnez-nous donc un coup de
vin blanc, la patronne! Un coup de vin blanc avant la soupe,
Th\'er\`se! Je cr\`eve de soif. Hein, Bastien, du blanc?\\
~~~Bastien: Va pour du blanc.\\
~~~Hidoux: Mon ami, d\'ep\^eche-toi d'en boire, car je crois
qu'au Canada le pinard est absent. (Th\'er\`ese les sert.)\\
~~~Bastien: Nous boirons du whisky, mon vieux! nous boirons
du champagne, on en trouve dans le monde entier.\\
~~~Th\'er\`ese: Oh! du champagne! Voil\`a ce que j'aime!
J'en boirais une bouteille \`a moi toute seule.\\
~~~Un Consommateur, (appelant.): Th\'er\`ese.\\
~~~Bastien: Vrai? Eh bien, je t'en ferai boire, Th\'er\`ese.
Il y en a ici?\\
~~~Th\'er\`ese: Oui! Et du bon.\\
~~~Bastien: Nous en boirons, veux-tu? Nous trinquerons
ensemble avec du champagne.\\
~~~Le Consommateur: Th\'er\`ese!\\
~~~Th\'er\`ese: Voil\`a. (Elle va.)\\
~~~Bastien, (\`a Hidoux.): Oui, mon vieux Hidoux; rien ne
nous emp\^echera, quand nous serons de gros fermiers, d'avoir
toujours avec nous quelques caisses de champagne, comme les
explorateurs. Et s'il n'y a pas moyen, on s'en passera.
Le pinard est une bonne chose. Mais la libert\'e vaut encore
mieux que le pinard. Et si nous partons, entends-tu, Hidoux,
c'est pour \^etre libres, pour \^etre libres!\\
~~~Hidoux: C'est pour \^etre libres, je sais. Mais tu me
permettras de te r\'epondre. D'abord pour ce qui est du champagne,
je te ferai remarquer que le champagne est une chose
et que le pinard en est une autre. Le champagne ce n'est
pas du vin!\\
~~~Bastien: Oh! ...\\
~~~Hidoux: Non! C'est sucr\'e, c'est gazeux, c'est habill\'e,
\c{c}a n'a pas de bouquet.\\
~~~Si tu casses la cro\^ute le matin avec un morceau de fromage,
qu'est-ce que tu boiras? Un petit bordeaux, un petit bourgogne,
un demi-setier de picolo, de beaujolais, enfin tous
vins qui t'iront droit au coeur; voil\`a ce que tu boiras
pour te r\'econcilier avec la vie. Mais du champagne! C'est
une boisson \`a faux col, pour c\'er\'emonies. C'est tout juste
bon \`a faire ricaner les femmes dans les noces et \`a te faire
cracher si tu as la pituite.\\
~~~Bastien: Tu me fais rigoler; tu ...\\
~~~Hidoux: Bon! C'est fini pour le champagne. Passons
au plus important:\\
~~~S\'egard et toi, vous avez raison de partir au Canada.
Je le dis et je l'ai toujours dit. Vous ferez un beau voyage,
vous verrez des pays nouveaux, vous vivrez au grand air.
Mais tu parles tout le temps de libert\'e. La libert\'e, la
libert\'e, c'est un mot vite dit! Veux-tu le fond de ma pens\'ee,
Bastien? Vous avez commenc\'e par signer un contrat. Vous
payerez pour ceci; on vous retiendra de l'argent pour cela;
vous prenez tel ou tel engagement. Et c'est ce que tu appeles
la libert\'e? Ah! mon gar\c{c}on, d\`es que tu te mets \`a signer des
papiers, ne parle plus de libert\'e!\\
~~~Bastien: Ah! bien s\^ur, la libert\'e absolue ...\\
~~~Hidoux: Tiens, je ne la connais pas plus que toi, ta
Soci\'et\'e agricole du Canada. Mais je parie qu'on t'y attache
par tous les bouts et qu'en fin de compte tu travailleras
pour des marchands de terrain. Tu vas d\'efricher de la terre
que tu n'es pas s\^ur de pouvoir payer. Oh! on te fera cr\'edit,
n'aie pas peur! Tant que tu voudras! Et tes r\'ecoltes, et
tes troupeaux, tu verras \`a qui tu les vendras, \`a qui tu
seras forc\'e de les vendre! Comme par hasard le bateau qui
les am\`enera ici sera toujours le \underline{Tenacity}.\\
~~~Non, vois-tu, c'est partout la m\^eme chose. La libert\'e,
la vraie libert\'e, il faut la porter dans sa peau.\\
~~~Tien: moi, je suis libre! Quand j'\'etais jeune, on
m'appelait l'anguille. Personne n'a jamais pu me tenir
dans sa main. Je ne vends qu'un tout petit morceau de ma
libert\'e \`a la fois pour vivre. Je choisis mon travail selon
mes go\^uts, selon l'\'etat de mon porte-monnaie et da ma sant\'e.
Je rends des services, on pourra te le dire, et je suis bien
avec tout le monde. Mais pour ce qui est d'engager l'avenir,
je ne peux pas, comprends-tu, et je n'ai jamais pu. D'y
penser, cela me donne une malaise ... (Il vide lentement
son verre, Bastien demeure pensif, les coudes sur la table.)\\
~~~Bastien, (se levant.): Mon vieux, si tu ne l'engages pas
un tant soit peu, l'avenir, tu n'entreprendras jamais de
grandes choses! ...\\
~~~Et puis d'abord, on ne me ficelle pas comme \c{c}a: Une fois
l\`a-bas, j'ai un an pour dire non.\\
~~~Th\'er\`ese, (\`a Hidoux et Bastien.): Avez-vous fini de boire?
Est-ce que je peux servir la soupe?\\
~~~Hidoux, (saisissant la bouteille.): Voil\`a, nous finissons.\\
~~~Bastien, (prenant Th\'er\`ese par le bras et l'entra\^inant
vers la porte de droite.): Je vais t'aider, Th\'er\`ese! Je
vais t'aider \`a mettre le couvert ...\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Deuxi\`eme Tableau.\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 4\\
(Madame Cordier, Bastien, Th\'er\`ese.)\\
(M\^eme d\'ecor, le soir. La devanture du restaurant est close
de volets. Lampes \'electriques seulement au-dessus du comptoir
et de la table qui lui fait face, \`a droite. Au lever du
rideau, Mme Cordier est au fond, occup\'ee \`a fermer la porte
\`a clef. Th\'er\`ese rince des verres au comptoir. Bastien,
\`a la table de droites, lit un journal.)\\
~~~Madame Cordier, (accrochant un trousseau de clefs \`a un
clou derri\`ere le comptoir.): Eh bien, je monte. Tu fermeras
bien l'\'electricit\'e.\\
~~~Th\'er\`ese: Oui, Madame. D'ailleurs, voil\`a que j'ai fini.\\
~~~Bastien: Je monte dans une minute, Mme Cordier.\\
~~~Madame Cordier: Alors bonne nuit!\\
~~~Bastien, (sans quitter sa lecture.): Bonsoir, la patronne.\\
~~~Th\'er\`ese: Bonsoir, Madame Cordier.\\
(Mme Corider sort \`a gauche.)\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 5\\
(Th\'er\`ese, Bastien.)\\
(Un instant de silence pendant lequel Th\'er\`ese aligne des
verres sur une \'etag\`ere, derri\`ere le comptoir.)\\
~~~Th\'er\`ese: Eh, le monsieur au journal! Je vais \'eteindre
la lumi\`ere.\\
~~~Bastien: Quelle heure?\\
~~~Th\'er\`ese: Onze heures, au moins.\\
~~~Bastien, (rejetant son journal et se renversant sur sa
chaise.): Th\'er\`ese!\\
~~~Th\'er\`ese: Quoi?\\
~~~Bastien: Tu me serviras bien encore quelque chose?\\
~~~Th\'er\`ese: Si vous voulez, mais d\'ep\^echez-vous! Quoi?
Un verre d'eau?\\
~~~Bastien, (confidentiel.): Une bouteille de champagne
et deux verres.\\
~~~Th\'er\`ese: Oh! non!\\
~~~Bastien. (Il se l\`eve et va vers elle.): Pourquoi pas,
Th\'er\`ese? Je t'ai promis de te r\'egaler. L'occasion se pr\'esente.
\c{C}a sera gentil de vider un ou deux verres de champagne en
bavardant cinq minutes avant d'aller se coucher. \c{C}a nous
d\'elassera.\\
~~~Th\'er\`ese: Vous n'aurez qu'\`a en offrir une bouteille avec
S\'egard le jour o\`u vous partirez.\\
~~~Bastien: C'est entendu. Mais la bouteille d'adieu
n'emp\^eche pas l'autre. La bouteille d'adieu, on la boira
avec S\'egard, Hidoux, la patronne, et je sais bien comme
\c{c}a se passera: tu viendras entre deux services vider ton
verre en vitesse. \c{C}a ne comtera pas!\\
(Un silence. Th\'er\`ese se dandine, perplexe.)\\
~~~Est-ce une affaire si grave que de boire un coup? Ce
serait d\'ej\`a fait! ... A quoi penses-tu?\\
~~~Th\'er\`ese: Je pense \`a la patronne.\\
~~~Bastien: La patronne, dans cinq minutes elle ronfle.
Et puis quoi, la patronne?\\
~~~Th\'er\`ese: Il faudra bien qu'elle sache ...\\
~~~Bastien: Parfaitement; je lui dirai demain en lui payant
sa bouteille que nous l'avons bue ce soir. Une fantaisie,
quoi!\\
~~~Th\'er\`ese: Oh! non! Qu'est-ce qu'elle ira dire apr\`es?
Que je me fais offrir le champagne ... Et puis \`a cette
heure-ci, pensez! ...\\
~~~Bastien: Bon. Elle ne saura rien. Tu lui diras demain
matin qu'au moment o\`u tu allais \'eteindre, un marin est venu
gratter \`a la porte pour avoir une bouteille.\\
~~~Th\'er\`ese, (complice.): Oh! vous n'\^etes pas b\^ete, vous!
Venez, bandit! Venez me lever tout doucement la trappe de
la cave.\\
(Bastien, derri\`ere le comptoir, l\`eve la trappe; Th\'er\`ese descend.
Pendant son absence, Bastien choisit deux verres
qu'il va poser sur la table.)\\
~~~Th\'er\`ese, (revenant.): Fermez la trappe.\\
(Bastien ferme la trappe. Th\'er\`ese lui tend la bouteille
qu'il saisit et va poser sur la table. Tous deux s'assoient
l'un en face de l'autre. Bastien commence \`a d\'eboucher la
bouteille.)\\
~~~Th\'er\`ese: Emp\^echez le bouchon de sauter.\\
~~~Bastien: Oui, belle enfant. Voil\`a! (Il verse, puis
trinquant.) Donc, \`a cette Th\'er\`ese qui aime le champagne et
a cent fois m\'erit\'e d'en boire!\\
~~~Th\'er\`ese: A ce taquin de Bastien. Et \`a votre voyage!\\
(Ils boivent.)\\
~~~Bastien: Pas mauvais.\\
~~~Th\'er\`ese: Ce que c'est bon!\\
~~~Bastien: Gourmande! \c{C}a va faire briller tes yeux, tu
seras encore plus jolie. Viens au Canada, je t'en ferai
boire tous les dimanches.\\
~~~Th\'er\`ese: Jamais de la vie!\\
~~~Bastien: Pourquoi?\\
~~~Th\'er\`ese: Jamais je n'irai sur la mer, j'ai trop peur.
Et c'est trop loin, votre Canada. J'ai mes soeurs ici ...\\
~~~Bastien: Et ton bon ami.\\
~~~Th\'er\`ese: Non, je n'ai personne. Depuis l'\'et\'e dernier.
Mon amoureux est parti sans laisser d'addresse, ce rossard-l\`a!\\
~~~Bastien: Il n'\'etait pas d'ici?\\
~~~Th\'er\`ese: Non ... En garnison ici. Il \'etait gentil.
Un adjudant. (Elle boit, puis Bastien remplit les verres.)\\
~~~Oh! mais attendez donc, je vais chercher des biscuits.\\
(Elle sort un instant \`a droite et revient avec une assiette
contenant quelques biscuits.)\\
~~~Bastien, (au moment o\`u Th\'er\`ese va reprendre sa place en
face de lui.): mets-toi donc \`a c\^ot\'e de moi! Pour faire la
dinette.\\
~~~Th\'er\`ese, (s'asseyant \`a droite de Bastien.): Et puis dites
donc, si j'allais au Canada, \c{c}a ferait du joli, une poule
pour deux coqs!\\
~~~Bastien: Et une belle poule! Mais ce n'est pas S\'egard
qui se battrait pour une poule, je le connais. \c{C}a fait
deux apr\`es-midi qu'il reste avec toi et je parie qu'il ne
t'a pas seulement fait la cour?\\
~~~Th\'er\`ese, (d'un ton g\'egag\'e.): Oh! Il est tr\`es gentil et
complaisant pour moi. Il me tient compagnie, il me fait
la conversation. C'est un gar\c{c}on qui sait vous int\'eresser,
sans compter qu'il a du coeur; la patronne le dit bien.\\
~~~Bastien: C'est un fr\`ere! Aussi j'ai voulu l'emmener.\\
~~~Th\'er\`ese, (malicieuse.): Evidemment, S\'egard ne serait pas
capable d'attraper comme vous les jeunes personnes dans
les escaliers pour les embrasser.\\
~~~Bastien: Tu sauras que je n'ai pas l'habitude d'embrasser
comme \c{c}a toutes les femmes dans les escaliers. Si je t'ai
embrass\'ee, toi, Th\'er\`ese, c'est que j'en avais une fameuse
envie. Si Alfred en avait eu envie autant que moi, il
l'aurait fait aussi.\\
~~~Th\'er\`ese: On peut en avoir grande envie et ne pas oser.\\
~~~Bastien: Mais quand l'envie est plus forte que tout et
qu'on est un m\^ale, il faut bien qu'on ose. (Il enlace Th\'er\`ese
et l'embrasse dans le cou.)\\
~~~Th\'er\`ese, (apr\`es avoir pouss\'e un petit cri.): Vous allez
me faire crier et r\'eveiller la patronne.\\
~~~Bastien, (c\^alin.): Ma petite Th\'er\`ese, ma belle Th\'er\`ese,
\'ecoute ... Tiens d'abord, bois un coup. (Il prend le verre
de Th\'er\`ese et la fait boire, puis boit aussi apr\`es elle
dans le m\^eme verre.) Je saurai tout ce que tu penses ... \\
~~~Th\'er\`ese, (buvant une gorg\'ee au verre de Bastien.): Moi
aussi, alors.\\
~~~Bastien: Ecoute bien: Quand j'\'etais dans les tranch\'ees
et que je somnolais des jours entiers au fond d'un abri,
mon plaisir c'\'etait de me repr\'esenter la belle gosse que
j'aurais voulu avoir \`a aimer, qui aurait \'et\'e toute faite
selon mon go\^ut. J'\'etais comme quelqu'un qui a faim et qui
pense \`a tout ce qu'il y a de meilleur \`a manger. Je me disais:
Pouvoir seulement pendant une heure \^etre aupr\`es d'une comme
celle-l\`a, et la couvrir de baisers de la t\^ete aux pieds!
Ce serait une bonne fille qui rirait, serait contente et
qui me rendrait mes baisers sans faire de mani\`eres. Dans
les mauvaises p\'eriodes, quand je voyais tous les jours de
pauves copains, autour de moi, qui se faisaient \'ecosser
et que je sentais venir mon tour, eh bien, sais-tu ce qui
me donnait le plus de cafard? C'\'etait de penser que j'allais
mourir sans seulement pouvoir me rappeler le go\^ut d'un baiser.\\
~~~Th\'er\`ese, (attendrie.): Pauvre poilu! (Bastien l'embrasse.)\\
~~~Bastien: Apr\`es, voil\`a l'armistice et la vie de caserne.
Caserne \`a Mets, caserne \`a Cologne, \`a Paris, \`a Marseille,
\`a Constantinople. Je rentre enfin avenue de Clichy, et j'y
suis d\'epays\'e, d\'ego\^ut\'e. Je tra\^ine deux mois dans un Paris
plein d'Am\'ericains et de Tch\'eco-Slovaques. Et maintenant
que je vais partir pour le Canada, pour le fin fond du Manitoba
o\`u il n'y a peut-\^etre que des femmes Peaux-Rouges qui fument
la pipe, comment veux-tu que je n'aie pas envie de t'embrasser,
toi, qui es pareille, toute pareille, Th\'er\`ese, \`a celle que
je r\^evais dans les tranch\'ees.\\
(Il l'embrasse longuement. Th\'er\`ese alanguie incline sa
t\^ete sur l'\'epaule de Bastien, qui la regarde puis l'embrasse
encore.)\\
~~~Th\'er\`ese, (se redressant.): Il ne faut plus m'embrasser.\\
~~~Bastien: Pourquoi?\\
~~~Th\'er\`ese: Vous allez partir.\\
~~~Bastien: Oui, je vais partir. Mais pas demain, pas cette
semaine; et je t'embrasserai beaucoup encore avant de partir.
Il faut donner et recevoir des baisers, le plus de baisers
possible, quand on le peut, afin de ne pas se faire de reproche
ensuite, quand on est seul et loin de l'amour. Comprends-tu?
A moins, ma jolie, que tu n'aimes pas les baisers autant que
le champagne? (Contrit.) A moins que je ne te d\'eplaise.\\
~~~Th\'er\`ese (Elle \'eclate de rire, saisit dans ses mains la
t\^ete de Bastien et lui donne un brusque baiser.): Voil\`a!
(Elle vide son verre) et voil\`a! (Elle se l\`eve.) Et maintenant,
mon petit, il faut vite monter! Vous savez qu'il est
tr\`es tard. (En chantonnant et en dansant, elle enl\`eve,
lave et remet en place les verres, d\'ecroche les clefs,
va \`a la porte du fond qu'elle ouvre pour jeter la bouteille
vide sur le quai. Bastien la suit, l'embrasse lorsqu'il
peut la saisir, revient avec elle apr\`es qu'elle a referm\'e
la porte, la soul\`eve de terre et fait avec elle un tour sur
lui-m\^eme.)\\
~~~Th\'er\`ese, (se d\'egageant.): L\`a! ... Maintenant on se
dit bonsoir et on monte se coucher. (Elle \'eteint la lampe
\'electrique du comptoir.)\\
~~~Bastien: Th\'er\`ese!\\
~~~Th\'er\`ese: Quoi?\\
~~~Bastien: Approche, je veux te dire quelque chose tout
bas.\\
(Th\'er\`ese s'approche, Bastien lui parle \`a l'oreille.)\\
~~~Th\'er\`ese: Oh! non!\\
~~~Bastien: Si! (Il l'enlace et l'entra\^ine vers la porte
de gauche.)\\
~~~Th\'er\`ese: Non, Bastien ...\\
~~~Bastien: Tu as sommeil?\\
~~~Th\'er\`ese: Oh! ce n'est pas cela ...\\
~~~Bastien: Alors dis oui, c'est si simple.\\
~~~Th\'er\`ese, (apr\`es un instant de silence o\`u elle demeure
blottie contre Bastien.): Alors, il faut me promettre de ne
pas le dire. De ne pas le dire \`a S\'egard.\\
~~~Bastien: A personne. Et surtout pas \`a S\'egard; viens!\\
(Il ouvre la porte.)\\
~~~Th\'er\`ese: Montons sans faire de bruit. (Elle \'eteint la
derni\`ere lampe.)\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Acte 3\\
~~~(M\^eme d\'ecor. Le matin. La devanture du restaurant est
encore close. Le jour entre par l'imposte vitr\'ee qui surmonte
la porte. Au lever du rideau il n'y a personne en
sc\`ene. La porte de gauche s'ouvre doucement et Bastien
para\^it dans la tenue de voyage qu'il avait au premier acte.
Il porte une valise qu'il va poser sur la table et qu'il
commence \`a ouvrir. Th\'er\`ese entre alors avec pr\'ecautions
par la porte de droite: modeste costume de ville, manteau
de caoutchouc sur le bras. Elle porte une valise plus grande
que celle de Bastien et vient, sur la pointe des pieds, la
d\'eposer pr\`es de la table.)\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 1\\
(Th\'er\`ese et Bastien.)\\
(Ils parlent \`a voix retenue.)\\
~~~Th\'er\`ese: Voil\`a mon ch\'eri ... (Elle ouvre la valise
sur le sol.) Tu vois, il y a encore beaucoup de place.\\
~~~Bastien (Il embrasse Th\'er\`ese avec effusion, puis examine
la valise qu'elle vient d'apporter.): Bon, \c{c}a ira. Ainsi
je pourrai laisser \`a S\'egard cette valise-l\`a qui lui appartient.
Maintenant, cinq minutes pour trier mes affaires.\\
(Il sort et inventorie le contenu de la valise qui est ouverte
sur la table. Pendant les r\'epliques suivantes, il tendra
du linge et divers objets \`a Th\'er\`ese, qui les placera dans
la grande valise.)\\
~~~Th\'er\`ese: Nous avons le temps, il est encore tr\`es t\^ot ...
Moi, je n'ai pas pu dormir ... Mon ch\'eri, d\'ej\`a huit jours
que nous avons bu du champagne tous les deux \`a cette table! ... \\
~~~Bastien: Tu es contente?\\
~~~Th\'er\`ese: Oh! Oui! heureuse! Seulement je me sens
\'emotionn\'ee, tu sais, de partir comme \c{c}a, sans pr\'evenir la
patronne. Et S\'egard? Quand tu lui as tout appris hier soir,
qu'est-ce qu'il a dit? J'avais peur qu'il ne descende aussi,
tout \`a l'heure.\\
~~~Bastien: Je ne lui ai pas parl\'e.\\
~~~Th\'er\`ese: Tu n'as pas ...\\
~~~Bastien: Non. C'\'etait bien d\'ecid\'e, pourtant. Je comptais
le rejoidre dans sa chambre au lieu de me coucher.
Et voil\`a que nous apprenons que le \underline{Tenacity} est pr\^et.
Alors je n'ai plus eu le courage. Ah! que j'ai regrett\'e de n'avoir
pas parl\'e il y a trois ou quatre jours!\\
~~~Enfin, j'ai couru apr\`es Hidoux. Je l'ai mis au courant.
Il pr\'eviendra tout le monde. Il sait ce qu'il faut dire.
Et pour Alfred, j'ai \'ecrit une lettre.\\
~~~Th\'er\`ese: Ah! bon! Une longue lettre?\\
~~~Bastien: Oui ... Une lettre. Ah! c'est \'egal, j'aurais
d\^u le voir, le pauvre poteau ...\\
~~~Et puis non, je ne pouvais pas, juste \`a l'heure de l'embarquement,
annoncer que je n'en suis plus, moi, le chef de
l'exp\'edition; moi qui \'etais le plus d\'ecid\'e \`a partir; moi qui
ai entra\^in\'e un copain comme Alfred et qui lui pr\^echais la
pers\'ev\'erance. Je ne pouvais pas, c\'etait trop p\'enible.\\
~~~Th\'er\`se: Pourtant tout le monde comprend bien que l'amour
est plus fort que tout.\\
~~~Bastien: Non, pas tout le monde. Moi-m\^eme je ne l'aurais
pas compris avant.\\
~~~Th\'er\`ese, (avec gratitude.): Mon ch\'eri!\\
~~~Bastien: Non, vois-tu, il n'y a pas autre chose \`a faire
maintenant que de partir \`a l'anglaise. (Un silence.) Et
puis, au fond, la vraie libert\'e on ne va pas la chercher
au Canada en prenant des engagements pour dix ans: on la
porte dans sa peau! La vraie libert\'e, c'est de changer
brusquement de route, \`a son gr\'e. Nous ferons n'importe quoi,
ma jolie, mais nous serons ensemble. Nous ne vendrons qu'un
tout petit morceau de notre libert\'e \`a la fois, pour vivre ...\\
~~~Le Canada, bien s\^ur, c'\'etait beau, mais avec beaucoup
d'argent; et sans signer de contrat ... D\`es que vous commencez
\`a signer des papiers ... Et puis je croyais qu'on y parlait
fran\c{c}ais. Et voil\`a que les gens du \underline{Tenacity} me
disent que le Manitoba est justement l'\'Etat o\`u l'on ne parle pas
fran\c{c}ais; alors, au revoir! ...\\
~~~Et puis, et puis, ma ch\'erie ne veut pas y aller. (Th\'er\`ese
l'embrasse vivement. Un silence.)\\
~~~Th\'er\`ese: C'est \`a cause de S\'egard que j'ai de l'inqui\'etude.\\
~~~Bastien: Moi aussi.\\
~~~Th\'er\`ese: Qu'est-ce qu'il va faire?\\
~~~Bastien: Lui? Il retournera \`a Paris. Qui sait, il sera
peut-\^etre bien content.\\
~~~Th\'er\`ese: C'est qu'il ne se doute de rien!\\
~~~Bastien (Il a fini son tri et remet de l'ordre dans la
valise de S\'egard): Je sais bien.\\
~~~Th\'er\`ese: Mon ch\'eri! ...\\
~~~Bastien: Quoi?\\
~~~Th\'er\`ese: Je crois qu'il est un peu amoureux de moi.\\
~~~Bastien: Comme tous les autrs, c'est bien possible.
Ferme vite ta valise maintenant.\\
~~~Th\'er\`ese, (fermant la valise.): Mais lui, vois-tu, je ne
sais pas pourquoi, \c{c}a m'aurait vraiment ennuy\'ee s'il avait
d\'ecouvert avant notre d\'epart que nous couchions ensemble.\\
~~~Alors pour ne pas avoir l'air d'aller vers toi, ces derniers
jours, j'\'etais tout le temps \`a lui faire des amabilit\'es,
\`a rire avec lui. Au fond \c{c}a me navrait ...\\
~~~Bastien, (achevant de boucler la valise.): Th\'er\`ese, tu
es pr\^ete? \c{C}a y est! ...\\
~~~C'est tout!\\
~~~Il est temps! ... La clef?\\
(Il d\'esigne le rayon de soleil qui entre par l'imposte.)\\
~~~Regarde: Il fait beau! Nous avons un peu d'argent!
On va faire un beau voyage d'amour! On va prendre n'importe
quel train vers le Nord et personne ne saura o\`u nous sommes!\\
~~~Th\'er\`ese (qui a pris les clefs et qui ouvre le porte au fond.):
Oui, mon tr\'esor!\\
(La porte ouverte, on voit le quai dor\'e par le soleil
matinal. Th\'er\`ese revient mettre en place le trousseau de
clefs. Ils sortent, tirent la porte avec pr\'ecaution.)\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 2\\
(Madame Cordier, puis des ouvriers, puis le marin Anglais,
puis S\'egard.)\\
(La sc\`ene reste vide un moment, puis Mme Cordier entre \`a
gauche.)\\
~~~Madame Cordier, (apr\`es un coup d'oeil vers le fond.): Pas
dans sa chambre et pas ici! (Elle va \`a la porte de droite
qu'elle ouvre.)\\
~~~Th\'er\`ese! ... Elle a d\'ecouch\'e. (Elle d\'ecroche les clefs
et va ouvrir au fond.)\\
~~~Qu'elle d\'ecouche si elle veut, mais qu'elle ne me laisse
pas une porte ouverte; et qu'elle soit ici \`a l'heure. (Elle
sort et replie les volets de la devanture. Entrent deux
ouvriers qui mangent, tenant leur pain et leur couteau.
Ils s'asseoient. Mme Cordier les rejoint.)\\
~~~Un des ouvriers, (\`a Madame Cordier.): Une chopine de
blanc, s'il vous pla\^it.\\
~~~Madame Cordier: Voil\`a, Messieurs! (Elle les sert. Ils
sortiront au cours de cette sc\`ene. Trois jeunes ouvriers
entrent et vont au comptoir.)\\
~~~Premier ouvrier: Du caf\'e, Madame Cordier, s'il vous pla\^it,
pour des gens qui revienennent de se baigner.\\
~~~Madame Cordier: Pas de caf\'e ce matin, mes pauvres enfants.
Th\'er\`ese ne s'est pas lev\'ee pour le faire chauffer.\\
~~~Premire ouvrier: Ah! c'est la faute \`a son amoureux qui
l'aura retenue hier soir.\\
~~~Deuxi\`eme ouvrier: Si c'est \c{c}a, on lui pardonne. Et l'on
prend un petit calvados, dites?\\
~~~Troisi\`eme ouvrier: Oui, et d\'ep\^echons-nous.\\
~~~Premier ouvrier: Alors, trois, Madame Cordier. (Mme
Cordier sert. Entre le marin anglais.)\\
~~~Le Marin Anglais: Bonjour!\\
~~~Madame Cordier: Ah! bonjour! Je vous reconnais; vous
venez pour pr\'evenir mes deux pensionnaires. (Aux trois
jeunes ouvriers qui paient et partent.) Au revoir, Messieurs,
merci.\\
~~~Le Marin Anglais: Oui, Madame. Il faut leur dire que
le \underline{Tenacity} part ce matin \`a neuf heures.\\
~~~Madame Cordier: On les avait d\'ej\`a pr\'evenus hier, au bateau.
Ainsi c'est d\'ecid\'e! A neuf heures. Je vais les appeler.
Prenez-vous quelque chose?\\
~~~Le Marin Anglais: S'il vous pla\^it, un cognac. (S\'egard
entre en tenue de d\'epart.)\\
~~~Madame Cordier: Voil\`a justement S\'egard. S\'egard, c'est
le marin du \underline{Tenacity}. Mon petit, vous partez bien ce matin,
\`a neuf heures.\\
~~~S\'egard: Ah! bonjour. (Il donne une poign\'ee de main au
marin.)\\
~~~Le Marin Anglais: Bonjour. Il faut venir avant neuf
heures avec votre ami.\\
~~~S\'egard: Entendu. Nous sommes pr\^ets.\\
~~~Le Marin Anglais: Voulez-vous que je porte des bagages?\\
~~~S\'egard: Merci! Nous avons d\'ej\`a port\'e une malle au bateau,
il y a longtemps. Nous n'avons plus qu'une petite valise.
La voici justement, Bastien l'a d\'ej\`a descendue. O\`u est-il,
Bastien?\\
~~~Madame Cordier: Je ne l'ai pas encore vu.\\
~~~S\'egard, (au marin.): Non, pas de bagaes, merci.\\
~~~Le Marin Anglais: Alors, \`a neuf heures, c'est le d\'epart.
(Il boit.) Au revoir. (Il s'en va.)\\
~~~S\'egard: A tout \`a l'heure.\\
~~~Cette fois, Madame Cordier, \c{c}a y est!\\
~~~Madame Coridier: Oui. Vous allez nous dire adieu. On
commen\c{c}ait \`a s'habituer \`a vous.\\
~~~S\'egard: Oh! pas adieu, Madame Cordier; mais au revoir.
Il y aura moyen de venir faire un tour en France de temps
en temps. Je reviendrai ici, je sais que je reviendrai.
Je me le suis promis. Et nous resterons en correspondance ... O\`u
est Th\'er\`ese?\\
~~~Madame Cordier, (avec humeur.): Th\'er\`ese, Th\'er\`ese, elle
n'a pas couch\'e ici et elle n'est pas encore rentr\'ee.\\
~~~S\'egard: O\`u a-t-elle couch\'e?\\
~~~Madame Cordier: Je n'en sais rien. Je pense qu'elle
aura \'et\'e chez sa soeur. \c{C}a m'est \'egal, mais elle aurait
d\^u me pr\'evenir et elle devrait \^etre l\`a. Pas de boutique
ouverte, pas de caf\'e chaud! (Entre Hidoux.)\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 3\\
(Hidoux, Madame Cordier, S\'egard.)\\
~~~Hidoux, (dans un trouble \`a peine perceptible.): Bonjour,
Madame Cordier! ... Bonjour S\'egard! (Il donne des poign\'ees
de mains.) Dites-moi donc ... Th\'er\`ese n'est pas l\`a, n'est-ce
pas?\\
~~~Madame Cordier: Non, pourquoi?\\
~~~Hidoux: Bastien non plus, hein? Bastien est sorti?\\
~~~S\'egard: Je ne sais pas ...\\
~~~Madame Cordier: Nous ne l'avons pas encore vu.\\
~~~S\'egard: Tu as besoin de lui? Il a descendu ma valise.
Il est peut-\^etre remont\'e, je vais voir.\\
~~~Hidoux: Non, non! Ce n'est pas la peine, mon ami. Il
n'y est pas. Je le quitte. Je voulais savoir ... si
vous saviez.\\
~~~S\'egard: Quoi? Si nous savions que le \textit{Tenacity} part
ce matin?\\
~~~Hidoux: Eh non! ...\\
~~~Et puis ce n'est pas la peine d'y aller par trente-six
chemins. Voil\`a: Je viens de quitter \`a la gare Bastien et
Th\'er\`ese qui ont foutu le camp ensemble.\\
~~~Madame Cordier, (abasourdie.): Hein?\\
~~~S\'egard, (de m\^eme.): Th\'er\`ese et Bastien? O\`u \c{c}a?\\
~~~Hidoux, (sortant de sa poche une lettre qu'il tend \`a
S\'egard.): Mon pauvre gars, tiens!\\
(Pendant que Hidoux parle avec Mme Cordier qui gesticule,
S\'egard va s'asseoir sur la table et lit la lettre, puis il
demeure accabl\'e.)\\
~~~Madame Cordier: On n'agit pas comme \c{c}a, quand on est
depuis trois ans chez les gens, comme elle \'etait ici avec
moi, en confiance, en amiti\'e! Ah! non, vous savez!\\
~~~Hidoux: Oh! elle m'a bien dit de l'excuser aupr\`es de vous ... \\
~~~Madame Cordier: Elle peut s'excuser. Elle me met dans de
beaux draps! Sans personne ici, du jour au lendemain!
(Elle se tourne vers S\'egard.) Eh bien! mon pauvre S\'egard,
vous voil\`a tout d\'esempar\'e aussi! Il a fait du joli, votre
ami.\\
~~~S\'egard, (\`a Hidoux qui s'approche de lui.): Il me parle
de papiers ... il me parle de ma valise ... Il demande
que je ne lui en veuille pas; il me dit: Hidoux t'expliquera.\\
~~~Hidoux: L'explication n'est pas compliqu\'ee: il aura
voulu rigoler avec Th\'er\`ese; il lui aura fait du boniment,
et il s'est trouv\'e pris. Tu sais, il est implusif, il est
d'une seule pi\`ece. C'est devenu tout de suite s\'erieux.\\
~~~S\'egarad: Il y a longtemps?\\
~~~Hidoux: Pas plus d'une huitaine; c'est-\`a-dire qu'il
est dans le plein de sa folie.\\
~~~S\'egard: Et Th\'er\`ese?\\
~~~Hidoux: Tu penses bien que, pour faire ce qu'elle fait,
il faut qu'elle soit amourach\'ee aussi. Une femme, d\`es que
tu as r\'eussi \`a la prendre, elle t'adopte, c'est forc\'e.
Tu deviens le seul homme qui existe; tu es son ch\'eri jusqu'\`a
plus soif. Mais une femme, comme Th\'er\`ese, si tu la prends,
tu es pris toi-m\^eme.\\
~~~Bastien s'est trouv\'e pris et bien pris, comme un gosse
qu'il est. Il l'a eue tout de suite dans la peau. Et comme
elle ne veut pas partir au Canada, il reste ici.\\
~~~Madame Cordier, (qui s'est mise \`a balayer la salle.): Un
gar\c{c}on qui avait l'air ferme comme un roc.\\
~~~Hidoux: Oh! ferme comme un roc ... La fl\`eche de la
girouette aussi a l'air ferme, quand le vent est \'etabli.
Mais \c{c}a n'emp\^eche pas le vent de tourner un jour.
(Un silence.)\\
~~~S\'egard: Pourquoi ne m'a-t-il rien dit?\\
~~~Pourquoi ne m'a-t-il pas tenu au courant depuis huit
jours?\\
~~~Madame Cordier: Oui, vous! Son ami!\\
~~~Hidoux: Penses-tu qu'il s'est d'abord demand\'e lui-m\^eme
o\`u \c{c}a pouvait le conduire? Il ne savait qu'une chose, c'est
qu'il lui fallait Th\'er\`ese, encore et encore.\\
~~~S\'egard, (amer.): C'est un homme de d\'ecision, lui!\\
~~~Hidoux: Oui, et sa r\'esolution ne date pas absolument
d'hier soir. Mais jusqu'\`a hier soir, peut-\^etre qu'elle
n'\'etait que provisoire, qu'il n'y croyait pas tout \`a fait;
elle lui faisait un peu honte \`a cause de toi. Et puis souvent,
tu sais, qunad on d\'ecide, on ne fait qu'ob\'eir \`a la force
des choses, et alors on n'ex\'ecute qu'\`a la derni\`ere extr\'emit\'e,
car le cours des \'ev\'enements peut des fois changer. \c{C}a l'ennuyait
d'autant plus de t'annoncer la chose qu'il avait de l'amiti\'e
pour toi; alors il attendait. Et plus il attendait,
plus \c{c}a lui \'etait difficile de parler. La v\'erit\'e, c'est
qu'il l'aurait fait hier si on n'\'etait pas venu vous dire
que le bateau \'etait pr\^et. La pilule devenait cens\'ement
plus forte \`a avaler pour toi, alors il n'a pas eu le courage
de la pr\'esenter lui-m\^eme. Il s'est senti couillon, tu
comprends?\\
~~~S\'egard: En tout cas, lorsqu'il a commenc\'e \`a fr\'equenter
Th\'er\`ese, il aurait bien pu me le dire ...\\
~~~Hidoux: Mon ami, les hommes racontent leurs bonnes
fortunes. Mais qu'ils aient un amour, ils n'en parleront
pas. C'est le contraire pour les femmes ...
Bastien faisait trop le malin pour aller t'avouer qu'il
\'etait pinc\'e. Il ne me l'a dit \`a moi qu'hier soir, parce
qu'il ne pouvait pas faire autrement ...\\
~~~C'est comme toi, mon pauvre gars; toi, tu \'etait trop
d\'elicat sur la chose pour dire que t'\'etais amoureux. Car
tu l'\'etais aussi; j'ai des yeux!\\
~~~Madame Cordier: Oui ... Et si je m'attendais \`a quelque
chose, ce n'\'etait pas \`a ce qui arrive l\`a ...\\
~~~S\'egard, (avec effort, apr\`es un silence.): Qu'est-ce qu'ils
vont faire? O\`u sont-ils partis?\\
~~~Hidoux, (avec un geste vague.): Dans le Nord ...
Bastien veut aller faire le camelot sur les march\'es, dans
les r\'egions lib\'er\'ees.\\
~~~S\'egard: Ce n'est pas cela qui pourra covenir \`a Th\'er\`ese.\\
~~~Hidoux: Avec Bastien, c'est \c{c}a qui lui plaira. Avec un autre,
\c{c}aurait \'et\'e autre chose ... (Silence.) S\'egard,
qu'est-ce que tu vas faire? Ton bateau part \`a neuf heures ...\\
(Mme Cordier s'approche et s'immobilise, les poings sur
les hanches, pr\`es de Hidoux. Tous deux consid\`erent S\'egard.
Ce dernier, affaiss\'e sur la table, fixe le sol. Un silence.)\\
~~~S\'egard, (se redressant.): Ah! Je vais ... Je ne sais
pas ... Je vais partir ...\\
~~~Madame Cordier: Partir tout seul?\\
~~~S\'egard: Oui.\\
~~~Madame Cordier: Vous n'avez pas plut\^ot envie de retourner
chez vous, \`a Paris?\\
~~~S\'egard: Retourner chez nous! ... En arrivant ici j'en ai
eu l'envie. Mais plus maintenant. D'ailleurs, je suis
engag\'e dans le d\'epart; pour qui m'en arracherai-je, moi ...
Je suis tout pr\^et. Ma malle est sur le bateau.\\
~~~Madame Cordier: Oh! quant \`a la malle, Hidoux irait la
chercher en pr\'evenant que vous ne partez pas. Qu'est-ce
qu'on peut vous faire?\\
~~~Hidoux: Franchement, au fond de toi, que pr\'ef\`eres-tu?
Rentrer \`a Paris? Partir? Ou m\^eme rester ici?\\
~~~S\'egard: Rien ... (Silence.) Oh! pas rester ici,
maintenant ... Puisque je devais partir. Autant vaut partir ...\\
~~~Madame Cordier: Vous deviez partir avec Bastien, mais
puisqu'il vous a l\^ache\'e!\\
~~~S\'egard, (d'une voix \'etrangl\'ee, apr\`es un court silence.):
Alors, Madame Cordier, parce que Bastien m'a l\^ach\'e, parce
que Bastien ne part plus au Canada, moi je ne saurais plus
y partir? Je tenais moins que lui \`a y aller! Mais suis-je
incapable de vouloir y aller sans lui?\\
~~~Ah! tenez, c'est peut-\^etre la premi\`ere fois maintenant
qu'un vrai d\'esir triste me vient de m'embarquer!\\
~~~Hidoux: He bien! pars, mon petit gars; va! Pars!\\
~~~Madame Cordier: Moi \`a sa place ...\\
~~~Hidoux: A sa place, vous partiriez, vous suivriez le
courant. Voyez-vous, la patronne, il y a les gens comme
S\'egard qui sont dans la vie comme des bouchons sur un fleuve.
Un temps ils iront r\^ever et se dandiner dans une anse ou
entre les roseaux. Ils y resteront m\^eme si c'est leur chance.
Sinon, un remous, et les voil\`a qui d\'emarrent, les voil\`a
repartis. \c{C}a se passe ainsi pour la plupart.\\
~~~S\'egard: Et pour les autres?\\
~~~Hidoux: Les autres, ce sont les girouettes. C'est
Bastien. Ils sont bien fiers et assur\'es parce qu'ils ont
un pivot. Et ils parlent de leur volont\'e, de leur d\'ecision.\\
~~~Les autres, c'est encore moi, si tu veux, moi qui suis
libre! Libre des hommes, mais n\'eanmoins l'esclave des vents
et du fleuve: tant\^ot vieille girouette et tant\^ot vieux bouchon.
Un vieux bouchon toujours attir\'e---mis\`ere---vers
les goulots de bouteilles ...\\
~~~S\'egard, (apr\`es un instant de r\'eflexion.): Mais il arrive
aussi ... Comment te dirai-je ... Il arrive, si tu veux,
que la route bifurque.\\
~~~Hidoux: Souvent.\\
~~~S\'egard, (vivement.): Alors tu peux choisir!\\
~~~Hidoux: Oui, il arrive que tu puisses choisir, si tu
l'oses! Sinon le courant choisit pour toi.\\
~~~Oui, il arrive qu'on puisse vite choisir. Il arrive
aussi, mon pauvre S\'egard, quand il n'y a de passage que pour
un seul, qu'on soit bouscul\'e par celui qui a os\'e plus vite
que vous ... (Un long silence.)\\
~~~Bah! N'emp\^eche que la vie est belle.\\
~~~S\'egard: Et triste.\\
~~~Hidoux: Et triste et gaie et triste encore.\\
~~~Est-ce que tu crois qu'elle sera gaie longtemps, pour
Bastien, pour Th\'er\`ese?\\
~~~S\'egard: Qu'est-ce qu'elle disait?\\
~~~Hidoux: Qui \c{c}a?\\
~~~S\'egard: Th\'er\`ese, qu'est-ce qu'elle disait?\\
~~~Hidoux: Je ne sais plus ...\\
~~~S\'egard: Elle riait?\\
~~~Hidoux: Eh! je n'en sais rien! Et, si je le savais,
je n'irais pas te le dire. Je n'ai fait que l'entrevoir.
Leur train allait partir. Est-ce que tu crois que des amoureux
tout neufs s'occupent d'autre chose que d'eux-m\^emes? ...
Alors? Que d\'ecides-tu?\\
~~~S\'egard, (plaintif.): Je vais partir. J'aime mieux partir,
loin, tout seul. (Un silence.)\\
~~~Madame Cordier: Vrai?\\
~~~S\'egard: Oui.\\
~~~Madame Cordier: Vous allez manger un morceau avant.\\
~~~S\'egard: Non, merci, Madame Cordier.\\
~~~Madame Cordier: Mais si! Ce n'est pas une raison ...\\
~~~Hidoux: Tu ne peux toujours pas refuser de boire le coup
des adieux. Madame Cordier! Une bonne petite bouteille
de blanc pour que nous trinquions tous les trois!\\
~~~S\'egard, (vivement.): Non, Madame Cordier; je vous en
prie. Non, mon vieux Hidoux. Excuse-moi. Je n'ai pas le
coeur \`a boire. \c{C}a me serait impossible.\\
~~~Hidoux: Tu es dans l'erreur. Crois-moi! Quand on est
comme te voil\`a---je sais ce que c'est---le mieux est de
boire un bon coup. \c{C}a te d\'elivre la poitrine. \c{C}a fait
chanter ton chagrin et \c{c}a te rend fier de lui.\\
~~~J'ai vu boire des \'emigrants, tiens! On aurait dit, apr\`es,
qu'ils venaient d'\^etre nomm\'es rois et qu'ils s'ambarquaient
pour leur royaume. (S\'egard le regarde en souriant.) \c{C}a
te fait rire? Donc tu es bon pour boire un coup. Madame
Cordier!\\
~~~S\'egard: Non, non, mon vieux. Tu es trop gentil, mais
\c{c}a ne pourrait pas entrer. Tiens, je pr\'ef\`ere partir tout
de suite. (Il va prendre sa valise.)\\
~~~Madame Cordier: Mais il n'est pas l'heure! Vous avez
encore le temps!\\
~~~Hidoux: Tu as encore une heure!\\
~~~S\'egard: J'aime mieux, Madame Cordier. J'aime mieux
m'en aller sur le bateau maintenant. Comprenez, je suis
un peu triste. J'aime mieux \^etre seul. Une fois sur le
bateau, bon, je ne m'occupe plus de rien. Tu veux bien
m'accompagner, Hidoux?\\
~~~Hidoux: Si tu tiens \`a partir tout de suite. Donne-moi
ta valise. (Il la lui prend.)\\
~~~S\'egard (s'avan\c{c}ant vers Mme Cordier la main tendue.):
Madame Cordier ...\\
~~~Madame Cordier: Eh bien! au revoir, mon gar\c{c}on. Vous
n'avez pas eu de chance avec Bastien. Mais il faut esp\'erer
que vous trouverez un autre camarade l\`a-bas.\\
~~~S\'egard: Il faut esp\'erer.\\
~~~Madame Cordier: Et puis voil\`a que vous avez un beau temps
pour partir: un beau soleil.\\
~~~S\'egard: C'est Bastien qui a eu un beau temps pour partir.
Moi, j'aimerais mieux le temps qu'il faisait il y a quelques
jours ...\\
~~~Hidoux, (\`a S\'egard.): Au fond, c'est peut-\^etre toi qui
conserves le bon truc, sans t'en douter.\\
(Tous trois vont jusqu'\`a la porte.)\\
~~~S\'egard, (apr\`es avoir donn\'e un long regard au petit restaurant.):
C'est peut-\^etre aussi moi qui devais rester. (Un
silence, puis brusquement.) Merci, Madame Cordier, pour le
temps que je suis rest\'e chez vous. Et adieu.\\
~~~Madame Cordier, (lui prenant la main.): Donnez de vos
nouvelles. Et ne dites pas adieu, mais au revoir. Est-ce
que vous ne reviendrez pas comme vous le disiez?\\
~~~S\'egard, (vague.) Peut-\^etre ... (Il fait un geste d'adieu
et sort avec Hidoux. Mme Cordier reste un moment sur le
pas de la porte et regarde dans la direction o\`u S\'egard et
Hidoux sont partis. Puis elle s'efface pour laisser entrer
un groupe de voyageurs qui posent leurs bagages sur une
table et s'asseoient.)\\
~~~Madame Cordier, (s'appuyant des deux mains sur la table.):
Bonjour messieurs! Qu'est-ce que je vais vous servir?\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~(Rideau.)\\
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~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~(1919)\\


}
\end{document}