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\begin{document}
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{
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Acte 2\\
(Le modeste int\'erieur de Blondeau et de Suzanne mari\'es. Entr\'ee \`a gauche sur un vestibule. Au fond, porte ouverte sur une cuisine. Buffet \`a \'etag\`ere, chaises cann\'ees. Portrait de Blondeau en agrandissement photographique. Autres photographies dispos\'ees dans un vide-poche en peluche. Sur un \'ecusson garni d'andrinople, panoplie de fleurets et de pistolets. Table au centre. Quelques serviettes et mouchoirs sont \'etendus sur une corde qui traverse la pi\`ece en biais, \`a droite. Au lever du rideau, Suzanne repasse du linge sur le bout droit de la table. Appuy\'e au bout oppos\'e, et assis face au public, Blondeau lit attentivement un journal. Son uniforme d'adjudant et son k\'epi pos\'e sur la table doivent trancher sur tout le reste par leur \'el\'egance et leur \'eclat.\\
\\
vide-poche~~~平生ポケットに入れ携帯するものを一時入れておく箱\\
peluche~~~フラシ天、絹綿ビロード\\
\'ecusson~~~小さい楯形模様、襟章\\
andrinople~~~(トルコ赤の)安綿布\\
panoplie~~~甲冑一式\\
fleurets~~~(切っ先に革のたんぽをつけた)剣術刀、白い軽い布\\
biais~~~斜め\\
trancher~~~はっきりと対照をなす\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 1\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~ Suzanne, Blondeau.\\
~~~Suzanne, (apr\`es un silence et en posant son fer \`a repasser.) Armand, s'il te pla\^it, veux-tu aller me chercher le fer qui est sur le feu? Tu mettras celui-ci \`a la place.\\
(Elle dispose h\^ativement du linge devant elle.)\\
~~~Blondeau. Quoi? Oui, attends.\\
(Un silence.)\\
~~~Suzanne. Alors, j'y vais.\\
~~~Blondeau, (avec humeur.) Mais non, voil\`a!\\
(Il se l\`eve, saisit le fer, sort un tr\`es court instant au fond et revient avec le fer chaud qu'il pose devant Suzanne.)\\
~~~Suzanne. Merci.\\
~~~Blondeau, (se rasseyant.) Je ne sais plus o\`u j'en suis, maintenant.\\
~~~Suzanne. Je regrette! Je ne te savais pas si absorb\'e. Si je veux aller voir le petit demain apr\`es le bureau, il faut que j'ach\`eve mon repassage aujourd'hui. C'est pourquoi ...\\
~~~Blondeau. D'abord, je ne comprends pas pourquoi tu t'amuses \`a laver et \`a repasser alors que ta m\`ere t'a offert dix fois de le faire.\\
~~~Suzanne. J'ai bien tort de me g\^ener, n'est-ce pas? J'ai d\'ej\`a donn\'e \`a maman mon enfant \`a \'elever, je peux bien, par surcro\^it, lui donner mon linge \`a laver avec le sien, celui de Louis, celui de petit! Non, mon ami, je ne donnerai pas mon linge \`a maman.\\
~~~Blondeau. Alors, donne-le \`a la blanchisseuse! A quelques sous pr\`es ...\\
\\
\`a ... pr\`es~~~・・・を除いて\\
\\
~~~Suzanne. A quelques sous pr\`es! Mais pr\'ecis\'ement, nous sommes \`a quelques sous pr\`es; en attendant que tu sois officier forestier, ce qui n'est pas encore pour demain, h\'elas!\\
~~~Blondeau. Il y avait longtemps! Me l'auras-tu assez reproch\'ee, ma d\'eveine! Ah! je peux bien r\'eussir au prochain examen: \c{c}a ne me fera plus aucun plaisir. Et pourtant, bon Dieu! si j'ai une h\^ate, c'est bien de sortir de cette situation humiliante.\\
\\
d\'eveine~~~不運\\
\\
~~~Suzanne. Le malheur, mon pauvre ami, c'est que ton courage n'est pas aussi grand que ton d\'esir.\\
~~~Blondeau. Mon courage! mon courage! Est-ce que je ne travaille pas autant que je peux? Autant que le permet mon service?\\
~~~Suzanne. Si tu employais \`a pr\'eparer ton examen la moiti\'e du temps que tu prends pour jouer aux courses, si peu dou\'e que tu sois, je r\'epondrais du succ\`es.\\
~~~Blondeau. Le temps que je prends ...\\
~~~Suzanne. Je n'ai pas pu te faire \'ecrire deux dict\'ees cette semaine.\\
~~~Blondeau. Me reprocher de jouer aux courses! Ah! voil\`a le comble! Suzanne, prends garde: tu n'es pas de bonne foi. Tu sais bien que si je joue aux courses ---si nous jouons aux courses---c'est pour essayer de gagner un peu d'argent. Ce n'est pas pour mon plaisir.\\
~~~Suzanne. Oh! tu aimes le jeu. Ne t'en d\'efends donc pas, tu aimes le jeu et tu aimes aussi ce continuel espoir de gain sans effort ...\\
~~~Blondeau. Sans effort! Et toutes mes statistiques! tous mes calculs! toutes mes exp\'eriences auxquelles tu as travaill\'e toi-m\^eme des soir\'ees? Est-ce un d\'elassement, tout cela? Oui, j'aimerais le jeu, peut-\^etre. Mais je ne joue pas pour jouer. Peser toutes les chances, adapter ma m\'ethode aux circonstances, prendre des d\'ecisions, j'estime que c'est du travail. J'aimerais autant faire un billard, je t'assure, ou m\^eme pr\'eparer mon examen.\\
\\
d\'elassement~~~気晴らし\\
\\
~~~Suzanne. Il faut voir aussi comme cela te r\'eussit!\\
~~~Blondeau. Cela doit r\'eussir t\^ot ou tard. C'est math\'ematique; il suffit que les gains et les pertes s'\'equilibrent \`a peu pr\`es jusqu'au jour o\`u tombera le gros b\'en\'efice.\\
~~~Suzanne. Les gains et les pertes ne s'\'equilibrent pas, il s'en faut. D'abord quand il y a un gain appr\'eciable, nous commen\c{c}ons par le manger avec tes amis.\\
~~~Blondeau. Oh! c'est arriv\'e une fois!\\
~~~Suzanne. Ce n'est jamais l'argent que nous avons gagn\'e aux courses que nous y perdons.\\
~~~Blondeau. Si!\\
~~~Suzanne. Non! Et la preuve, c'est que nous vivons mal; c'est que nous avons des dettes. Avec ce que je gagne, avec ta solde, mais nous serions tranquilles, sans les courses. Je pourrais prendre une petite bonne ou une femme de m\'enage.\\
~~~Blondeau. Tu r\^eves! Mais tu l'auras, ta petite bonne, va! Tu auras m\^eme une ordonnance. (Un silence.) Si tu \'etais si press\'ee d'avoir une domestique, il est bien regrettable vraiment que tu n'aies pas \'epous\'e Michel Aucliar. Tu aurais une cuisini\`ere. Et tu tr\^onerais dans une boutique ...\\
\\
ordonnance~~~配置、支払命令、従卒\\
tr\^onerais~~~君臨する\\
\\
~~~Suzanne. Tu m\'eriterais vraiment que je te r\'eponde. Tu trouves toujours des r\'epliques d'une d\'elicatesse!\\
\\
d\'elicatesse~~~鋭さ\\
\\
(Un silence.)\\
~~~Blondeau. A propos de Michel, je me demande s'il va recommencer \`a venir chez ta m\`ere le dimanche, alors que nous y sommes.\\
~~~Suzanne. Depuis deux mois qu'il est rentr\'e, nous l'y avons vu trois fois. Cela te g\^ene?\\
~~~Blondeau. Oui, cela me g\^ene.\\
~~~Suzanne. Il me semble que tu n'as rien \`a lui reprocher.\\
~~~Blondeau. Rien. C'est un homme parfait; et c'est probablement en quoi il me d\'epla\^it. Quand il est revenu, il aurait mieux fait de se tenir \`a distance au lieu de venir \`a moi la main tendue, de prendre une attitude de beau joueur et de se proclamer ton ami d'enfance, ton grand fr\`ere.\\
~~~Suzanne. Michel ne rend pas une attitude: Il est toujours lui-m\^eme: le coeur sur la main et le parler franc. Et pr\'ecis\'ement, il n'est pas homme \`a se tenir \`a distance alors que moi-m\^eme, je lui ai \'ecrit que je l'aimerais toujours comme un fr\`ere, et que je ne l'avais peut-\^etre jamais aim\'e autrement. Pourquoi ne viendrait-il plus dans une famille dont il a toujours fait partie; o\`u maman, mon fr\`ere et moi---sinon toi---avons plaisir \`a le voir? Il n'aurait qu'une raison de n'y plus venir quand nous y sommes: ce serait s'il m'aimait encore. C'est l'ancien fianc\'e qui te g\^ene?\\
~~~Blondeau. Oh! pas du tout! C'est l'homme. La sorte d'homme. J'en ai vu passer des comme lui \`a la caserne. J'en ai dress\'e ... Cet air de vous juger! Comme s'il \'etait mon sup\'erieur. Que sait-il de moi? Que je n'ai pas r\'eussi l'examen d'officier? Mais au fond il ignore ce que je vaux!\\
\\
dress\'e~~~訓練する、仕込む\\
\\
~~~Suzanne. Tu auras tout le temps de le lui montrer. Il te conna\^it peu, en effet; il me l'a \'ecrit une fois. Il ajoutait, toutefois, que tu ne devais pas \^etre le premier venu, puisque je t'avais \'epous\'e.\\
~~~Blondeau. Ah! il a \'ecrit cela! (Un silence.) Note qu'il ne m'a jamais rien fait, le pauvre gar\c{c}on; mais je le trouve un peu cr\^aneur avec ses bouquins et ses id\'ees.\\
\\
cr\^aneur~~~虚勢をはる\\
bouquins~~~古書\\
\\
~~~Suzanne. Il aime les livres et il a de grandes id\'ees.\\
~~~Blondeau. C'est possible. En tout cas, il n'a vraiment rien de commun avec moi.\\
~~~Suzanne. Rien. Mais s'il ne te conna\^it pas beaucoup, tu le connais moins encore ... Puisque tu ne fais rien en ce moment, peux-tu changer mon fer une seconde fois?\\
~~~Blondeau, (tout en faisant ce que Suzanne lui demande.) Il est temps que je monte au quartier maintenant. Je ne jouerai pas aujourd'hui. Je connais trop mal tous ces jeunes chevaux. (Il jette les yeux sur son journal.) Mais je suis n\'eanmoins suffisamment renseign\'e pour jouer quand m\^eme tout en ne jouant pas; et pour gagner.\\
~~~Suzanne. C'est-\`a-dire?\\
~~~Blondeau. Le capitaine m'a charg\'e de mettre un louis sur un cheval qui n'arrivera pas; qui ne peut pas arriver. C'est vingt francs de gagn\'es.\\
~~~Suzanne. Tu ne les joueras pas?\\
~~~Blondeau. Ce serait idiot de les jouer.\\
~~~Suzanne, (effray\'ee.) Oh! Armand!\\
~~~Blondeau. Le capitaine joue les chevaux dont le nom lui pla\^it. Il ne veut pas savoir d'eux autre chose que leur nom. Aujourd'hui, c'est \textit{Hidalgo}. \textit{Hidalgo} l'enchante. (Il rit.)\\
~~~Suzanne. Va porter le jeu du capitaine, Armand, je t'en prie.\\
\\
porter~~~記入する、書き込む\\
\\
~~~Blondeau. Mais non, voyons! Il est arriv\'e que le vieux tombe ainsi sur un bon cheval et qu'il gagne. Mais \textit{Hidalgo}! Le dernier des figurants mont\'e par un apprenti. Autant vaudrait mettre un louis sur une brouette.\\
\\
figurants~~~ちょい役、端役\\
apprenti~~~見習い\\
brouette~~~一輪手押し車\\
\\
~~~Suzanne. On ne sait jamais! Et puis ce n'est pas honn\^ete! Oh! mon Dieu! Il ne te manquait plus que d'accepter de telles commissions!\\
\\
Il ne manquait plus que \c{c}a~~~最悪の事態になった\\
commissions~~~委託、用事\\
あなたがこんな用事を引き受けたなんて、最悪!\\
\\
~~~Blondeau. Comment, pas honn\^ete! Le risque est nul; mais en tout cas, je le prends pour moi! J'ai eu grand tort de te parler de cela!\\
~~~Suzanne, (allant \`a Blondeau et posant les mains sur ses \'epaules.) Eh bien, puisque tu m'en as parl\'e, va porter ce jeu, Armand, ou je ne vivrai pas. Si tu ne veux pas le faire pour moi, je te le demande au nom de notre petit Riquet.\\
~~~Blondeau. Bon! Si tu y tiens vraiment, Suzanne, je vais porter ces vingt francs au "book". La chose n'a pas tellement d'importance.\\
~~~Suzanne. Ah! Tu y vas, n'est-ce pas?\\
~~~Blondeau. J'y vais tout de suite, l\`a! Ma pauvre fille, comme tu te frappes pour rien.\\
~~~Suzanne. Non, pas pour rien.\\
~~~Blondeau. Allons! C'est l'heure. Il faut que je file au quartier. Un coup de brosse.\\
(Il prend une brosse sur le buffet et brosse le devant de sa tunique.)\\
~~~Suzanne. Tu passes chez Julien, avant, pour cet \textit{Hidalgo}.\\
~~~Blondeau, (impatient\'e.) Bien entendu!\\
~~~Suzanne. Attends, je vais te brosser le dos. (Elle le brosse.) Oh! tu as une tache noire \`a ton pantalon.\\
~~~Blondeau. En effet. O\`a ai-je pu ...\\
~~~Suzanne. Je sais: tu t'es frott\'e contre le po\^ele en allant chercher le fer \`a repasser.\\
\\
po\^ele~~~フライパン\\
\\
~~~Blondeau. \c{C}a devait arriver! Et naturellement, la brosse n'y peut rien?\\
~~~Suzanne. Attends ... (Elle se h\^ate vers le fond et revient avec une bouteille et un chiffon; elle s'accroupit devant Blondeau et frotte la tache.) J'ai eu tort de te demander d'aller chercher mon fer.\\
~~~Blondeau. Certainement, ma pauvre petite. Que veux-tu: un soldat en tenue, c'est comme une femme en toilette. On ne lui demande pas d'aller se frotter aux fourneaux! C'est parti?\\
\\
\^etre du m\^eme parti~~~同意見である\\
se frotter aux fourneaux~~~竃に自分の身体をこする(?)\\
\\
~~~Suzanne. C'est parti.\\
~~~Blondeau. Au revoir, Suzanne. Embrasse-moi! Tu ne me boudes pas?\\
\\
boudes~~~むくれる\\
\\
~~~Suzanne, (avec lassitude.) Mais non.\\
(Elle l'embrasse.)\\
~~~Blondeau, (la retenant.) Tu sais bien qu'il me serait impossible de te quitter sur une bouderie, sur une dispute? \c{C}a me ferait comme un poids sur l'estomac. Je n'aurais plus de go\^ut \`a rien!\\
~~~Suzanne. C'est vrai?\\
(Elle l\`eve lentement les yeux vers lui et lui tend un baiser. Ils s'embrassent.)\\
~~~Blondeau. Parbleu! Je sais bien que tout ne va pas comme il faudrait. Que je n'ai pas de chance. Je sais bien que je ne suis pas parfait! Qui donc est parfait? Mais je n'ai que de bonnes intentions et j'agis toujours dans notre int\'et\^et, tu le sais bien? (Silence.) Dis?\\
~~~Suzanne, (de m\^eme.) Mais oui, mon ch\'eri, mais oui. Va!\\
(Il sort. Suzanne va retirer le peu de linge qui reste sur la corde, puis d\'ecroche celle-ci.)\\
~~~Blondeau, (dans la coulisse.) Oui, je sors, mais \c{c}a ne fait rien, entrez donc!\\
(Entrent Michel et Blondeau.)\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 2\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Les m\^eme, Michel.\\
~~~Michel. Bonjour, Suzanne, comment vas-tu?\\
~~~Suzanne. Ah! Michel! Bonjour.\\
(Elle va vers lui; pogn\'ees de mains.)\\
~~~Michel. Je n'ai pas voulu passer devant votre porte sans entrer un instant.\\
~~~Suzanne. A la bonne heure!\\
~~~Blondeau. Il n'y a pas dix minutes que nous parlions de vous.\\
~~~Michel. C'est vrai?\\
~~~Suzanne. Oh! incidemment ...\\
~~~Blondeau. Nous parlions ... Nous parlions de livres. Je disais que nous n'aurons probablement pas le temps de profiter beaucoup de votre biblioth\`eque; car si ma nomination suit de pr\`es le prochain examen, nous quitterons bient\^ot Saint-Serge.\\
(Suzanne, g\^en\'ee, affecte de ranger son linge.)\\
\\
affecte\\
\\
~~~Michel. Et quand passez-vous cet examen?\\
~~~Blondeau. Dans trois semaines.\\
~~~Michel. Il me sera bien facile de vous envoyer des livres, o\`u que vous alliez.\\
~~~Suzanne. Ta librairie est ouverte, Michel?\\
~~~Michel. Depuis lundi; non sans peine.\\
~~~Blondeau, (\`a Michel.) Je vous demande pardon: je n'\'etais pas en avance, il me faut absolument partir.\\
~~~Michel. Mais ... je m'en vais aussi, je passais seulement, je vais ...\\
~~~Blondeau. Vous n'\^etes pas si press\'e!\\
~~~Suzanne. Armand est oblig\'e de s'en aller, Michel, mais toi reste un instant, tu arrives \`a peine.\\
~~~Blondeau, (tendant la main \`a Michel.) Excusez-moi.\\
~~~Michel. Alors, au revoir. A l'un de ces dimanches.\\
~~~Blondeau, (sortant.) C'est cela.\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 3\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Suzanne, Michel.\\
(Michel examine la pi\`ece, tandis que Suzanne porte dans la cuisine sa planche \`a repasser.)\\
\\
planche~~~ボード\\
\\
~~~Suzanne, (revenant, \`a Michel.) J'ai honte, Michel. Pour la premi\`ere fois que tu viens chez moi, tu vois une maison tout en d\'esordre.\\
~~~Michel. Mais non.\\
~~~Suzanne. Si. Je viens de faire un petit repassage...\\
~~~Michel. Ainsi voil\`a le logis de Suzanne...\\
~~~Suzanne. Ne regarde pas, Michel. Ne regarde pas ce qu'il y a sur les murs. Tout cela est provisoire. Cela vient de la chambre d'Armand quand il logeait \`a la caserne. (Elle suit des yeux Michel qui regarde quelques livres align\'es sur l'\'etag\`ere du buffet.) Tu les reconnais? Ce sont tous les livres que tu m'as donn\'es.\\
~~~Michel. Oui... Dis-moi: j'ai peut-\^etre eu tort de venir?\\
~~~Suzanne. Oh! non, Michel. Pourquoi? Je t'en remercie.\\
~~~Michel. Il se pourrait que cela d\'epl\^ut \`a ton mari.\\
~~~Suzanne. Oh! pas du tout! \c{C}a lui est bien \'egal. Assieds-toi!\\
(Elle s'assied elle-m\^eme.)\\
~~~Michel, (s'asseyant devant elle.) Depuis mon retour, Suzanne, je souhaite de me trouver une fois seul avec toi. Je n'esp\'erais pas cette aubaine aujourd'hui.\\
\\
aubaine~~~思わぬ幸運\\
\\
~~~Suzanne. Je voulais te voir, moi aussi. Tu sais, d\`es que j'ai une heure, je cours chez maman, aupr\`es de mon petit. J'ai souvent esp\'er\'e t'y rencontrer. Le hasard ne l'a pas voulu. Alors j'attendais que ta librairie f\^ut ouverte. J'y serais all\'ee un matin. Je voulais... d'abord je voulais savoir ce que tes lettres ne m'ont pas dit, ou plut\^ot si ce qu'elles m'ont dit est bien vrai; si tu n'as pas contre moi un peu de rancune... Si ce que j'ai fait ne t'a pas sembl\'e... une trahison...\\
~~~Michel. Suzanne...\\
~~~Suzanne, (l'interrompant.) Et puis, je ne t'ai pas encore, de vive voix, demand\'e pardon pour la peine que j'ai put te faire, que je t'ai faite s\^urement...\\
~~~Michel (apr\`es un silence o\`u il la regarde, pench\'e vers elle.) Suzanne, est-tu heureuse?\\
~~~Suzanne, (\`a voix basse.) Oui.\\
~~~Michel. Bien vrai?\\
~~~Suzanne, (avec effort.) Oui, Michel.\\
~~~Michel, (il se l\`eve et se met \`a marcher.) Alors, ma ch\`ere petite Suzanne, de quoi donc t'en voudrais-je, et qu'aurais-je \`a te pardonner? Pendant un temps j'ai regrett\'e am\`erement d'\^etre parti et d'avoir associ\'e, selon la coutume, ce projet de m'\'etablir et celui de me marier. \\
\\
associ\'e~~~参加させる\\
\\
Je me serais mari\'e d'abord, tu serais venue \`a Paris avec moi ou tu m'y aurais rejoint. Nous aurions v\'ecu l\`a-bas comme des \'etudiants. Mais avec un peu de r\'eflexion, je me suis bien vite rendu compte que mon d\'epart avait \'et\'e un bien; qu'il te fallait absolument, qu'il nous fallait cette \'epreuve. Tu m'avais toujours connu, Suzon. Tu as peut-\^etre moins de souvenirs en commun avec ton fr\`ere qu'avec moi. De tes premiers pas \`a ta vingti\`eme ann\'ee, il n'y a pas une paire de souliers que tu n'aies toute us\'ee \`a mon c\^ot\'e, \`a trotter de la maison \`a l'\'ecole, de l'\'ecole \`a la maison, \`a jouer le jeudi, tu sais, dans l'ancienne carri\`ere, \`a courir la Promenade, et plus tard les routes et la campagne, quand ce n'\'etait pas les bals.
\\
\`a jouer le jeudi~~~昔は学校は木曜日が休み\\
\\
J'\'etais ton habitude. Tu as commenc\'e \`a me dire que tu m'aimais quand nous jouions au p\`ere et \`a la m\`ere; et quand est venu le temps o\`u tu me l'a dit autrement qu'en jouant, Suzon, tu le croyais, tu croyais que ce long accord et cette accoutumance, c'\'etait cela, l'amour. Comme si, pour toi, la r\'ev\'elation et la surprise avaient pu s'appler Michel!
\\
accoutumance~~~習慣\\
\\
Comme si j'avais pu troubler en la pressant une main qui avait toujours tenu la mienne... (Un silence. Suzanne, le menton dans la main, regarde fixement devant elle.) Quand j'ai re\c{c}u ces lettres creuses o\`u je ne te trouvais plus et, enfin, celle, m\'emorable, que tu as \'ecrite en pleurant de ta confusion---et de ma peine, j'ai d'abord dit: Elle ne m'aime plus.\\
\\
creuses~~~窪んだ、うつろな\\
Puis j'ai longtemps err\'e en pensant \`a nous et j'ai compris qu'il ne fallait pas dire: Elle ne m'aime plus; qu'il fallait dire: C'est maintenant qu'elle aime. Il \'etait bien clair, n'est-ce pas, Suzon, que tu n'avais jamais \'eprouv\'e pour moi autre chose qu'une \'etroite et tranquille affection. Si j'avais eu ton coeur, qui donc aurait pu me le prendre, comme cela, en quelques mois, alors que j'\'etais \`a peine absent, que j'accourais presque chaque jour dans une lettre? (Il est plant\'e devant la photographie de Blondeau.) Tu ne m'aimais pas, mon vieux Suzon.\\
~~~Suzanne, (apr\`es un silence, avec trouble.) Tu ne parles que de moi. dis? Etait-ce la m\^eme chose pour toi?\\
~~~Michel, (mal assur\'e.) Pour moi? Sans doute... Ne te l'ai-je pas \'ecrit? Ce devait \^etre la m\^eme chose, Suzon... Tiens, je m'aper\c{c}ois que tu n'as pas de fleurs. Si j'avais su! J'ai en ce moment des roses. Tu aimes toujours les fleurs?\\
~~~Suzanne. Oh! oui... D'ailleurs j'en ai, d'habitude... J'en prends chez maman.\\
~~~Michel. Tu devrais demander \`a ton mari de t'installer quelques rayons pour mettre des livres. Je vous en donnerai peu \`a peu. Trois ou quatre tablettes en planches, deux montants, un coup de pinceau... Aime-t-il s'occuper de ces choses? Lit-il un peu? Oui?\\
\\
rayons~~~棚\\
tablettes~~~棚板\\
planches~~~板\\
montants~~~縦板、支柱\\
pinceau~~~筆、筆さばき、(俗)足\\
\\
~~~Suzanne. Oh! Oui! Certainement! Il aime beaucoup cela... D'ailleurs, nous aurons une biblioth\`eque, il y tient comme moi.\\
~~~Michel. Vraiment? J'en suis heureux. Je craignais un peu...\\
~~~Suzanne. Seulement, pour l'instant, il y a cet examen et la perspective d'un d\'epart.\\
~~~Michel. Il va r\'eussir, cette fois?\\
~~~Suzanne. Oui. Oh! oui! Nous y comptons bien.\\
~~~Michel. Tu quitteras les Postes?\\
~~~Suzanne. Naturellement. Je resterai chez moi.\\
~~~Michel. Tu auras ton fils avec toi?\\
~~~Suzanne. Oui, d\`es que notre vie sera un peu organis\'ee.\\
~~~Michel. Le traitement de d\'ebut sera encore modeste.\\
~~~Suzanne. Oui, mais nous jouirons d'une foule de petits avantages: indemnit\'e de logement, prime, que sais-je!\\
\\
indemnit\'e~~~補償金、手当\\
\\
~~~Michel. En somme, \c{c}a ira; et pour l'instant, est-ce que \c{c}a va? aussi bien que possible?\\
~~~Suzanne. Mais oui, Michel... mais oui...\\
~~~Michel. Suzon! Tu sembles g\^en\'ee, pour me faire toutes ces r\'eponses qui sont rassurantes. G\^en\'ee avec moi? Non?\\
~~~Suzanne. Mais non, Michel.\\
~~~Michel. Il faut que tu comprennes bien: quoi qu'il soit arriv\'e, quoi qu'il puisse arriver, il me sera toujours impossible de voir en toi une autre personne que Suzon, mon cher petit copain, et de ne pas te poser cent questions sur toi et sur ta vie, et de ne pas te dire librement tout ce que j'aurai envie de te dire. Ah! bien s\^ur, pas devant tout le monde... Mais ce qui me ferait vraiment de la peine, ce serait que tu en sois incommod\'ee, ou que tu ne puisses plus, toi, faire de m\^eme avec moi...\\
~~~Suzanne, (avec \'elan.) Mon cher Michel!\\
(Elle va l'embrasser sur les deux joues.)\\
~~~Michel (il l'embrasse aussi.) Va, quand je suis revenu ici, je n'ai pas eu besoin de me dire: "Comment lui parlerai-je? Que lui dirai-je? Comment sera-t-elle?" Je ne pouvais pas imaginer une nouvelle Suzon, ni deux fa\c{c}ons pour moi de parler \`a Suzon.\\
~~~Suzanne. Alors, ce n'est pas \`a cause de moi, Michel, que tu es rest\'e \`a Paris six mois de plus que tu ne devais tout d'abord?\\
~~~Michel. A cause de toi, non... Mais \`a cause des circonstances... J'y suis rest\'e parce que... parce que... je n'avais plus \`a m'imposer un d\'elai... Tu comprends, je pouvais prolonger mon s\'ejour avec profit, je l'ai fait.\\
~~~Suzanne. On a racont\'e \`a maman que tu avais voulu t'\'etablir \`a Paris.\\
~~~Michel. Ah!\\
~~~Suzanne. Oui. Et je dois te dire qu'\`a ce moment-l\`a j'ai eu peur que tu n'abandonnes tous tes beaux projets de Saint-Serge... et que ce ne soit \`a cause de moi.\\
~~~Michel. Mais non, tu vois, la librairie est ouverte, comme je le voulais, dans les locaux de L\'ecuyer. Tu verras ce que j'ai fait... Tu renonna\^itras...\\
~~~Suzanne, (troubl\'ee.) Tu es content? Il vient du monde?\\
~~~Michel. Encore tr\`es peu. C'est \`a peine install\'e. Oh! je ne me presse pas. Je n'ai commonc\'e aucune publicit\'e pour la biblioth\`eque. J'aurai du mal, plus de mal, sans doute, que je n'avais pens\'e. Il faudra du travail et du temps. Mais je ferai ce que j'ai dit, il faudra quand m\^eme que je fasse tout ce que j'ai dit!\\
(Un silence.)\\
~~~Suzanne. Et moi, je partirai d'ici...\\
(Un silence.)\\
~~~Michel. Tu pr\'ef\`ererais demeurer \`a Saint-Serge?\\
~~~Suzanne. Oui.\\
~~~Michel, (apr\`es un silence, arpentant la sc\`ene.) Tu ne vas pas nous enlever maman Catelain, j'esp\`ere?\\
~~~Suzanne. Oh! non. Ou alors ce serait pour plus tard... Mais je ne crois pas qu'elle voudrait... Louis va se marier ici, s'y \'etablir...\\
~~~Michel. Tr\`es bien! Cela nous garantit ta pr\`esence \`a Saint-Serge de temps en temps. C'est toi qui viendras pour nous voir tous... D'abord, maman Catelain te r\'eclamera son petit-fils et tu le lui am\`eneras; ce sera un moyen pour elle de te garder quelques jours... Et puis ton mari aura des permissions... Vous ne serez peut-\^etre pas tr\`es loin d'ici...\\
~~~Suzanne. Je l'esp\`ere.\\
~~~Michel. Suzon, quand on est encore jeune, comme je suis et qu'on aime des \^etres qui sont jeunes aussi, comme toi et Louis, on poss\`ede au moins une chance: c'est de pouvoir penser qu'on a encore de longues ann\'ees \`a les conna\^itre, \`a les suivre, \`a les voir... \`a les savoir de ce monde en m\^eme temps que soi-m\^eme, \`a pouvoir les appeler ou courir \`a leur appel, f\^ut-ce apr\`es des mois et des ann\'ees... Voil\`a ce qu'on peut toujours penser; et \c{c}a fait du bien, \c{c}a rassure et r\'econforte.\\
~~~Suzanne. Oui, oui!\\
~~~Michel. A notre \^age, mais ne sont \`a jamais s\'epar\'es que ceux qui veulent vraiment l'\^etre!\\
~~~Suzanne. Oui, Michel!\\
~~~Michel. ... Que ceux qui pourraient s'oublier.\\
~~~Suzanne, (avec feu.) C'est vrai, que ceux qui pourraient s'oublier; et pas les autres... pas nous!\\
~~~Michel. N'est-ce pas?\\
(On frappe \`a la porte. Suzanne va ouvrir; entre Colson. Michel va regarder les livres de Suzanne.)\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 4\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Les m\^emes, Colson.\\
~~~Colson, (entrant, bourru.) Bonjour, madame. L'adjudant Blondeau?\\
~~~Suzanne. C'est ici, monsieur.\\
~~~Colson. Il est l\`a?\\
~~~Suzanne. Non, il est \`a la caserne.\\
~~~Colson. J'en viens, de la caserne: il n'y est pas.\\
~~~Suzanne. C'est qu'il n'y \'etait pas encore, il vient d'y partir.\\
~~~Colson. Enfin, je ne peux pas arriver \`a mettre la main dessus. \c{C}a devient une plaisanterie.\\
\\
ここ不明\\
\\
~~~Suzanne. Mais que lui voulez-vous? Qui \^etes-vous?\\
~~~Colson. Je suis Colson, le cantinier des dragons. Vous \^etes sa dame \`a l'adjudant Blondeau?\\
\\
cantinier~~~食堂(cantine)の経営者\\
dragons~~~龍騎兵\\
\\
~~~Suzanne. Oui.\\
~~~Colson. Alors, il a bien d\^u vous parler de moi?\\
~~~Suzanne. Non.\\
~~~Colson. Eh bien, vous saurez que votre mari me doit quatre-vingt-quatorze francs cinquante. Et vous lui direz, s'il vous pla\^it, que je les veux ce soir. Vous entendez, ce soir, avant l'extinction des feux. Sans \c{c}a, je pourrais peut-\^etre bien aller dire un mot \`a son commandant. Je le connais, son commandant: j'ai \'et\'e son ordonnance de cheval il y a dix ans.\\
~~~Suzanne. Mais, monsieur...\\
~~~Colson. Comment, madame, il y a quinze jours, votre mari vient avec un marchis de chez nous prendre un verre \`a ma cantine. Je m'aper\c{c}ois qu'il lui r\`egle un pari aux courses.---Vous connaissez un book \`a Saint-Serge? que je lui dis.---Oui, qu'il me r\'epond; mais si vous voulez jouer, vous n'avez qu'\`a me donner votre jeu, je m'em charge; le book aime autant ne pas voir venir trop de monde chez lui...\\
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marchis~~~辞書になし\\
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~~~Suzanne, (avec des regards effray\'es vers Michel.) Mon mari ira vous voir sans faute ce soir...\\
~~~Colson. Permettez! La semaine suivante, je vais trouver mon adjudant Blondeau et je lui donne quinze francs \`a jouer sur un cheval. Et pas d'erreur possible, hein! Mon jeu \'etait clairement consign\'e sur un bout de papier, madame, le cheval est arriv\'e...\\
~~~Suzanne, (de m\^eme.) Je vous affirme qu'il ira vous voir!..\\
~~~Colson. Permettez, permettez! Le cheval est arriv\'e. Il a fait trente et un francs cinquante pour cent sous. \c{C}a fait quatre-vingt-quatorze francs cinquante qui me reviennent. Il y a d\'ej\`a cinq jours que votre mair aurait d\^u me les apporter. Je l'ai attendu deux jours et apr\`es, j'ai voulu le voir. Je n'ai pas encore r\'eussi \`a le rencontrer. C'est un homme introuvable. Je lui ai laiss\'e un mot, il ne m'a pas r\'epondu. (Avec \'eclat.) Alors qu'est-ce que je peux penser, moi? Voulez-vous que je vous dise ce que je peux penser?\\
~~~Michel, (s'avan\c{c}ant.) Ecoutez, en voil\`a assez! Vous voyez bien que madame n'est pour rien dans toute votre histoire. Je suis un ami de l'adjudant Blondeau. Je sais qu'il doit vous voir aujourd'hui. Vous comprenez, il va passer officier...\\
~~~Colson, (impressionn\'e.) Ah!\\
~~~Michel. Il est tr\`es occup\'e ces jours-ci et bien loin de se douter que vous pleurez apr\`es vos sous.\\
(Il lui tourne le dos.)\\
~~~Colson, (se dirigeant vers la porte.) Oh! C'est pas pour l'argent. C'est pour le principe. Alors, madame, dites-lui, n'est-ce pas, que j'ai \'et\'e plut\^ot \'etonn\'e. Et que je compte sur lui. Je ne savais pas...\\
(Il sort.)\\
~~~Suzanne. Mais oui, mais oui...\\
~~~Colson, (dehors.) Au revoir, madame.\\
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~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 5\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Suzanne, Michel\\
~~~Suzanne, (elle s'assied et s'accoude \`a la table, le visage dans les mains.) Ah! Michel, que j'ai honte!\\
~~~Michel. Tu ne savais pas que ton mari...\\
~~~Suzanne. Si. J'ignorais cette affaire-l\`a. Mais il y en a eu d'autres... (S'effondrant.) Je n'aurais pas voulu que tu saches! Michel, Michel! Notre existence est laide et mis\'erable.\\
(Elle pleure silencieusement.)\\
~~~Michel, (pench\'e sur elle.) Suzon! Se peut-il...\\
~~~Suzanne. Tout \`a l'heure, tu as cru que j'\'etais g\^en\'ee d'avouer ma satisfaction, mon bonheur. Oui, j'\'etais g\^en\'ee! Mais g\^en\'ee de te mentir. Je ne suis pas heureuse.\\
(Un long silence.)\\
~~~Michel, (avec \'emotion.) Est-ce qu'il ne t'aime pas?\\
~~~Suzanne. Si.\\
~~~Michel. Et toi, tu ne...\\
~~~Suzanne. Je ne sais pas, je ne sais plus... (Sourdement.) Pourtant, je sens bien que je ne pourrais plus me passer de lui.\\
~~~Michel. Ah!... (Un silence.) Mais, as-tu de l'estime pour lui?\\
~~~Suzanne. Quelquefois...\\
(Un silence.)\\
~~~Michel, (se prenant la t\^ete dans les mains.) Ah! dis-moi comment, comment!...\\
~~~Suzanne, (se lamentant.) Il n'aurait pas fallu que tu saches...\\
~~~Michel. Il est venu chez vous apr\`es mon d\'epart; il est venu souvent; presque chaque soir... Ils ne vont pas dans les maisons o\`u il n'y a pas de femmes. Ils n'ont qu'une fa\c{c}on de s'occuper. M\^eme quand ils choisissent un restaurant, c'est pour la caissi\`ere; ou pour la bonne... Il t'a fait la cour, Suzon; ce qui s'appelle faire la cour! Ah! l'on ne t'avait jamais assaillie de d\'eclarations toutes nues, d'hommages qui br\^ulent, de galantries audacieuses... Dis? Ce fut ainsi?\\
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assaillie~~~襲う\\
\\
~~~Suzanne. Ne crois pas, Michel, qu'il m'ait courtis\'ee par amusement. Il s'est \'epris de moi tout de suite et tr\`es fort. Il m'aimait, il m'aime vraiment. Et s'il m'a \'etourdie, attir\'ee, aveugl\'ee, s'il m'a s\'eduite, ce ne fut pas par calcul, mais par la force et la t\'enacit\'e de...\\
~~~Michel. Du d\'esir qu'il avait de toi...\\
~~~Suzanne. Je t'en supplie, tais-toi; et pardonne-moi, Michel. Il y a eu un moment o\`u je t'ai cach\'e ce qui se passait et o\`u j'aurais d\^u t'appeler... Maman ne voulait pas que j'\'epouse Armand; elle me donnait toutes sortes de raisons et me parlait de toi. Tout ce qu'elle disait \'etait vrai et juste. Je le savais, Michel, et j'en \'etais \`a la fois furieuse et d\'esol\'ee. Je crois que toute l'inf\'eriorit\'e d'Armand, ses d\'efauts m\^emes, ne servaient qu'\`a m'attacher davantage \`a lui en m'obligeant \`a le d\'efendre devant maman et devant moi-m\^eme. Je me suis mari\'ee, je me suis mari\'ee vite. Armand, lui, aurait attendu d'\^etre officier. C'est moi qui n'ai pas voulu; c'est moi qui l'ai press\'e parce que je voulais et que j'avais peut-\^etre peur de ne pas toujours vouloir. Et apr\`es, apr\`es, quand je me suis sentie li\'ee \`a lui, irr\'em\'ediablement, quand j'ai commenc\'e \`a mener cette vie que je n'aime pas, je t'ai pleur\'e, Michel, sans plus pouvoir m'expliquer ce que j'avais fait...\\
~~~Michel. Quelle tristesse! (Un silence.) Va, moi aussi, je t'ai pleur\'ee. J'ai eu beau me raconter toutes ces histoires que je r\'ep\'etais pour toi tout \`a l'heure. J'appelais des souvenirs qui pouvaient t\'emoigner que tu m'avais seulement aim\'e comme un fr\`ere: Il en venait d'autres, Suzon. Il en venait d'autres... (Il se d\'etourne d'elle et s'essuie les yeux.) Et c'est vrai que j'ai pens\'e, un moment, m'\'etablir \`a Paris.\\
~~~Suzanne, (pleurant.) Mon pauvre Michel!\\
(Elle s'\'elance vers lui et enfouit sa t\^ete au creux de son \'epaule.)\\
~~~Michel. Nous n'avons pas eu de chance. Ne pleure plus. Il ne faut pas qu'on voie que tu as pleur\'e. Donne-moi ton mouchoir, Suzon, que j'essuie tes yeux, comme quand nous \'etions petits. L\`a! Je suis quand m\^eme avec toi, tu vois! Et je t'aiderai. Je pourrai toujours t'aider. N'est-ce pas?\\
~~~Suzanne, (lui souriant tristement.) Oui, Michel.\\
~~~Michel, (se mettant \`a marcher.) Suzon, laisse-moi te demander encore: au moins, ton mari est-il bon et pr\'evenant pour toi?\\
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pr\'evenant~~~気がきく、親切な\\
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~~~Suzon. Bon... oui. C'est selon... Pr\'evenant, non... C'est-\`a-dire qu'il ne lui vient pas \`a l'id\'ee de faire certaines choses. Il faut que je le lui demande. Je ne peux pas dire que ce soit un m\'echant gar\c{c}on... oh! non!...\\
~~~Michel. Je le connais mal. Je n'ai pour lui... aucune sympathie; mais il a certainement des qualit\'es. Je sais qu'il aime son fils.\\
~~~Suzanne. Il adore son fils; il en est tr\`es fier.\\
~~~Michel. Ta m\`ere \'evite, quand je vais la voir, de me parler de lui. Mais j'ai cru comprendre qu'elle le trouve \'ego\"iste.\\
~~~Suzanne. Maman ne l'aime pas. Certes, il est \'ego\"iste, paresseux, despote \`a la mani\`ere des enfants. Mais il est aussi affectueux comme eux.\\
~~~Michel. Tu crois vraiment qu'il r\'eussira son examen?\\
~~~Suzanne. Je ne sais pas.\\
~~~Michel. Il joue aux courses!\\
~~~Suzanne. Oui.\\
~~~Michel. Beaucoup?\\
~~~Suzanne. Beaucoup.\\
~~~Michel. Il perd?\\
~~~Suzanne. Oui, Michel; et il s'endette et ce n'est pas le moindre de mes soucis!\\
~~~Michel. Il faut absolument l'en emp\^echer, Suzon! Il faut \`a tout prix! N'as-tu aucun empire sur lui?\\
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empire~~~主権、支配\\
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~~~Suzanne. Je lui fais souvent promettre de ne pas jouer. Mais alors il joue en cachette. Il est bien oblig\'e de me dire ensuite qu'il a perdu, et il me demande pardon. Il me ment et se ment \`a lui-m\^eme en protestant de la noblesse de ses intentions. Il a pris, dans le m\'etier militaire, l'habitude de se payer de mots...\\
~~~Michel. Enfin, o\`u en es-tu, o\`u en es-tu avec lui? Je veux savoir! Il doit y avoir des jours o\`u... o\`u tu ne l'aimes pas du tout?\\
~~~Suzanne, (pensive.) Il y a des jours o\`u je suis avec lui dure et blessante. Mais il y en a d'autres o\`u je suis pleine d'\'egards pour lui. Ses faiblesses, ses d\'efauts m\^emes m'attendrissent. J'ai besoin de tout excuser, de tout justifier. Il faut dire aussi qu'il n'a pas eu de chance. Il n'a qu'\`a peine connu son p\`ere. Sa m\`ere ne s'est jamais occup\'ee de lui que pour lui mettre de jolies cravates, et lui dire qu'il serait bel homme. Il a v\'ecu sans rien faire jusqu'\`a sa dix-huiti\`eme ann\'ee o\`u il s'est engag\'e... Il me semble que j'ai pris maintenant une part de responsabilit\'e dans sa vie. C'est comme si je l'avais adopt\'e. Et il arrive que mes regrets, justement, me rapprochent de lui. Je me dis, au moins, que je l'aime!\\
~~~Michel, (pensif.) Tu lui es attach\'ee.\\
~~~Suzanne. Oui... Est-ce vraiment l'amour?\\
~~~Michel. L'amour a bien des degr\'es, bien des formes. (Un silence.) Va, je comprends. Je comprends quels liens il y a entre vous. (Comme \`a lui-m\^eme.) Des liens qui sont solides, m\^eme s'il arrive qu'ils blessent ou qu'ils humilient... D'ailleurs, le plus fort d'entre eux vous est cher et l\'eger: c'est votre enfant. (Un long silence. Puis il se l\`eve r\'esolument, avec un grand soupir.) Alors, Suzon, puisque c'est ainsi. Puisque nous devons fonder sur ce qui est accompli, il faut absolument que tu parviennes \`a \'edifier un bonheur, malgr\'e tout, un bonheur avec lui, entends-tu? (Suzanne hoche la t\^ete d'un air de doute.) Dieu merci, il y a toujours moyen d'\^etre heureux, puisqu'il y a toujours moyen d'aimer. D'abord, il faut que tu trouves, que tu saches ce que tu aimes en lui, comprends-tu? Il faut absolument que tu nourrisses ton attachement de ce qu'il y a de meilleur en lui, de ce qui est digne de toi en lui. Ah! il y a toujours quelque chose.\\
~~~Suzanne. Sans doute.\\
~~~Michel. Tu ne m'as rien dit sur lui qui soit bien flatteur. Mais je sais n\'eanmoins qu'il t'aime. Je sais qu'il te demande pardon lorsqu'il a perdu de l'argent, lorsqu'il n'a pas tenu sa promesse et t'a fait de la peine... Ce qu'il y a de mieux en lui, ce doit \^etre un enfant. Cet enfant dont tu parlais tout \`a l'heure... Mais tu ne dois pas pouvoir le regarder assez comme un enfant. Il y a le prestige de l'homme... Et puis, avec moi, c'\'etait toi l'enfant.\\
\\
prestige~~~威信、威厳\\
\\
~~~Suzanne, (opinant lentement.) L'enfant g\^at\'ee...\\
~~~Michel. Ma pauvre Suzon, tu as beau \^etre d\'ej\`a maman, tu n'as sans doute pas encore l'habitude de te sentir ici la plus forte et la plus sage.\\
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as beau~~~いくら・・・しても駄目\\
Il a beau crier, sa m\`ere ne l'entend pas.~~~いくら叫んでも母親にはきこえない\\
\\
~~~Suzanne, (protestant timidement.) Oh! \c{c}a d\'epend!\\
~~~Michel. Il est \'evident que dans cette maison, c'est toi la mieux arm\'ee contre la vie et pour le bonheur. Mieux arm\'ee que ce militaire que tu juges s\'ev\`erement quelquefois, Suzon, mais qui t'attendrit parce qu'il est faible, plus faible que toi; et \`a qui te voici consacr\'ee, parce que... parce qu'il est ton mari...\\
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consacrer~~~神聖にする\\
consacrer un temple \`a Jupier~~~ユピテルに神殿を捧げる\\
\\
~~~Suzanne. Tout cela est vrai.\\
~~~Michel. Mais il n'y a pas l\`a de quoi d\'esesp\'erer. Tu te dois, tu nous dois \`a tous d'\^etre forte et agissante, d'\^etre heureuse, de vouloir \^etre heureuse. Il faut que tu domines cet enfant, Suzon...\\
~~~Suzanne, (l'interrompant.) Ce n'est pas toujous facile...\\
~~~Michel. Tu dois! f\^ut-ce en lui montrant les larmes que tu caches. Tu dois le dominer avec une ferme douceur et avec sa propore vanit\'e. Je t'aiderai, Suzon. Ah! moi aussi, j'ai des responsabilit\'es et je me sens maintenant moins d'amertume que d'inqui\'etude. Je serai son ami, s'il le faut; je me m\^elerai de vos affaires, s'il le faut; il me d\'etestra, s'il le faut, mais je t'aiderai! D'abord, il faut absolument l'emp\^echer de jouer aux courses, de se faire l'agent d'un bookmaker. Ce serait d\'ej\`a p\'erilleux s'il \'etait de force. Mais il est \'evident qu'il n'est pas de force. Il court aux pires tentations, aux pires catastrophes, et puis... (Il ach\`eve sa pens\'ee dans une moue.) Ah! ma pauvre petite Suzon!.. Ta m\`ere vous trouve besogneux, ne s'explique pas pourquoi et s'en inqui\`ete. Elle me l'a dit.\\
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moue~~~口をとがらすこと、ふくれ面をすること\\
besogneux~~~収入の少ない\\
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~~~Suzanne, (effray\'ee.) C'est vrai, Michel?\\
~~~Michel. Elle finira par te questionner ou, qui sait, par recevoir des visites comme celle que tu as re\c{c}u tout \`a l'heure.\\
~~~Suzanne. Oh! mon Dieu!\\
~~~Michel. Il faudra dire cela \`a ton mari, Suzon. Et si cela ne suffit pas, eh bien! moi, je lui parlerai, \`a moins que ce ne soit ton fr\`ere.\\
~~~Suzanne. Il m'\'ecoutera, Michel! Il faudra qu'il m'\'ecoute.\\
~~~Michel. Est-il arriv\'e que vous vous querelliez?\\
~~~Suzanne. Oui.\\
~~~Michel. Il ne faut pas! Penser \`a cela m'est plus p\'enible que tout... Parle-lui beaucoup, parle-lui longtemps chaque jour, avec autorit\'e, mais sans aigreur, sans m\^eme un reproche, tu seras bien plus forte. Dis, Suzon, tu me promets?\\
~~~Suzanne. Oui, Michel; j'essayerai de toutes mes forces.\\
(Un silence.)\\
~~~Michel, (prenant son chapeau.) Et maintenant que j'ai rejoint Suzon, que je sais o\`u elle est et comme elle s'y trouve, je vais m'en aller. J'ai besoin de penser encore beaucouop \`a tout cela.\\
~~~Suzanne. Nous nous reverrons bient\^ot, n'est-ce pas? J'irai te voir.\\
~~~Michel. J'y compte absolument. Viens cette semaine...\\
~~~Suzanne. Oui, un matin.\\
~~~Michel, (pr\'eoccup\'e.) C'est cela... Je m'en vais. N'as-tu plus rien \`a me demander?\\
~~~Suzanne. Non. Ah! si: de ne pas \^etre triste \`a cause de moi.\\
~~~Michel. Aucun petit souci \`a me confier encore?\\
~~~Suzanne. Non, mon bon Michel.\\
~~~Michel, (brusque.) Suzon, Suzon, dis-moi la v\'erit\'e: Blondeau ira ce soir porter l'argent \`a ce cantinier, \`a ce Colson?\\
~~~Suzanne, (troubl\'ee.) ...Oui, Michel... oui, bien certainement.\\
~~~Michel. Il a cet argent, tu es s\^ure? Allons! tu peux bien me dire, \`a moi! Il ne l'a pas, dis? Vous ne l'avez pas?\\
~~~Suzanne. Si, Michel... ou du moins, nous l'aurons... C'est bient\^ot la fin du mois, je...\\
~~~Michel. Oh! vilaine! vilaine! Tu m'aurais laiss\'e partir sans rien dire!\\
(Il prend dans son portefeuille un billet qu'il pose sur la table.)\\
~~~Suzanne, (voulant l'arr\^eter.) Non, non, Michel! Je ne veux pas. C'est impossible!\\
~~~Michel. Si! C'est tellement simple. J'\'etais l\`a quand cet homme est venu. Il n'est pas du tout mauvais que Blondeau le sache. Et vous me rendrez cela quand vous pourrez.\\
~~~Suzanne. Non, Michel!\\
(Elle va pour prendre le billet sur la table afin de le rendre \`a Michel. Mais Michel lui saisit les mains et la tire \`a lui vers la porte.)\\
~~~Michel, (d\'ej\`a dehors.) Au revoir, au revoir, mon vieux Suzon!\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~(Rideau.)\\

}
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