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\begin{document}
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\baselineskip=1cm
{~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Charles Vildrac\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Madame B\'elard\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Pi\`ece en trois actes\\
~~~(Rep\'esent\'ee pour la premi\`ere fois \`a la Com\'edie des Champs-Elys\'ees, le 9 ctobre 1925.)\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~A la m\'emoire de C\'ecile Guyon\\
\\
~~~~~~~Personnages\\
Madame Veuve B\'eliard, trente-deux ans... Mmes Valentine Tessier.\\
Madeleine B\'eliard, ni\`ece de Madame B\'eliard, vingt-six ans... C\'ecile Guyon.\\
Mademoiselle C\'eline, ouvri\`ere, cinquante ans... Jane Lory.\\
Louise, la bonne... Raymone.\\
La St\'eno-Dactylographe... Mlle Gis\`ele Mellin.\\
Robert Saulnier, directeur de l'usine B\'eliard, trente-cinq ans... MM. Constant R\'emy.\\
D\'esormeaux, rentier, quarante ans... Romain Bouquet.\\
\\
rentier~~~年金生活者\\
\\
Maison, pr\'eparateur, cinquante-cinq ans... Jean Le Goff.\\
\\
pr\'eparateur~~~実験助手、助手\\
\\
(Mise en sc\`ene de M. Louis Jouvet.)\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Acte Premier\\
(Le bureau d'une usine de teinturerie. La sc\`ene a peu de profondeur. Au fond, vitrage d\'epoli. Porte au centre, donnant sur la cour de l'usine. Porte \`a gauche et au premier plan, \`a laquelle on acc\`ede en montant deux marches. Porte \`a droite et au fond, sur laquelle on lit: "Caisse!". En sc\`ene et vers la droite, table-bureau et gros po\^ele de fonte ou fa\"ience avec son tuyau.\\
\\
po\^ele~~~ストーブ\\
fonte~~~鋳鉄\\
fa\"ience~~~(イタリアの都市~Faenza)ファイアンス陶器\\
~~~Presse \`a copier, cartonniers, table charg\'ee de fioles et d'albums d'\'echantillons.\\
\\
cartonniers~~~書類整理棚\\
fioles~~~ガラスの小壜\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene Premi\`ere\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~(Madeleine, Saulnier.)\\
(Au lever du rideau, Saulnier, \`a son bureau, classe des papiers. Madeleine est install\'ee au fond, \`a gauche, devant une petite table-bureau. Elle s'essaie gauchement \`a taper \`a la machine. On entend jouer du piano \`a l'\'etage au-dessus.)\\
~~~Madeleine. Zut! mon enveloppe est manqu\'ee. C'est trop bas et j'ai mis Pas-de-Calais en un seul mot.\\
~~~Saulnier, (m\'elange de rudesse et de bonhomie.) La lettre arrivera tout de m\^eme.\\
~~~Madeleine. Je recommence! Je ne veux pas que ma belle-soeur se moque de moi. J'ai recommenc\'e deux fois la lettre, je peux bien recommencer une fois l'enveloppe.\\
(Elle place une nouvelle enveloppe sur la machine.)\\
~~~Saulnier. J'aurais d\^u vous installer pr\`es du po\^ele. On re\c{c}ois, l\`a o\`u vous \^etes, un vent dans les jambes!\\
~~~Madeleine, (se tournant vers lui.) Merci, monsieur Saulnier. Je n'ai pas froid. (Un silence. Machine.) Je souhaite de n'avoir pas plus froid qu'ici, la semaine prochaine chez mon fr\`ere.\\
(Un silence.)\\
~~~Saulnier. Vous y resterez longtemps?\\
~~~Madeleine. Je ne sais pas: deux mois, si ma tante ne me r\'eclame pas avant.\\
~~~Saulnier, (un peu bourru.) Vous \^etes une personne qu'on s'arrache.\\
\\
bourru~~~無愛想な、気難しい\\
s'arrache~~~奪い合う\\
\\
~~~Madeleine. Oh! une demoiselle de compagnie. Ma belle-soeur n'a pas, \`a Boulogne, une seule amie v\'eritable; alors... Et, d'autre part, il est \'evident que, depuis deux ans, ma tante a besoin de quelqu'un aupr\`es d'elle.\\
~~~Saulnier. Oui.\\
~~~Madeleine. Elle n'aime pas beaucouop me voir partir. (Silence.) Et moi-m\^eme, si je pouvais me dispenser d'aller \`a Boulogne...\\
(Silence.)\\
~~~Saulnier. Quel est donc ce morceau qu'elle joue, votre tante?\\
~~~Madeleine. Je ne me rappelle plus. Ce doit \^etre du Mozart. Elle le joue souvent...\\
~~~Saulnier. Oui.\\
~~~Madeleine. ...Quand elle est seule. C'\'etait le morceau pr\'ef\'er\'e de mon oncle.\\
(Elle se l\`eve et va se chauffer les mains au po\^ele.)\\
~~~Saulnier, (malaise imperceptible.) Ah! oui!... (Il \'ecoute pendant quelques secondes, puis place une fiche sur un tableau t\'el\'ephonique, devant lui, et saisit le r\'ecepteur.) All\^o! All\^o!... Le s\'echoir? C'est vous, L\'eon? Vous avez de la place? (Un silence.) Ah! mais \c{c}a devrait \^etre descendu, voyons! C'\'etait presque sec hier soir! (Silence.) Hein? (Silence.) Il fallait me le dire, L\'eon! Il fallait me le dire! Courez me chercher huit femmes pour plier \c{c}a!... Oui... Eh bien, au velours: les huit qui finissent le velours bleu... C'est \c{c}a! Qu'on puisse vous envoyer de la toile \`a b\^ache tout l'apr\`es-midi. (Silence.) Mais non, de la verte, un kilom\`etre de verte, mon petit L\'eon! Vous n'avez donc rien vu en bas, ce matin. (Silence.) Bon. C'est \c{c}a! Au revoir. \\
\\
s\'echoir~~~乾燥室、物干し場\\
velours~~~ビロード\\
b\^ache~~~(日よけの)シート\\
\\
(Pendant qu'il parlait, une ouvri\`ere, Mademoiselle C\'eline, est entr\'ee. Madeleine lui a fait signe d'attendre. Mademoiselle C\'eline a referm\'e la porte avec pr\'ecaution.)\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 2\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~(Les m\^emes, Mademoiselle C\'eline.)\\
(Quand Saulnier a fini de parler, Mademoiselle C\'eline s'avance et ouvre la bouche. Saulnier l'arr\^ete du geste.)\\
~~~Saulnier, (\`a Mademoiselle C\'eline.) Un instant! (Il place une nouvelle fiche sur le tableau t\'el\'ephonique et reprend l'appareil.) All\^o! (Attente.) Ah! c'est vous, Princet? Dites, mon vieux: vous allez donner huit teinturi\`eres \`a L\'eon pour faire du pliage. Celles des bacs en bleu, hein! Ce qu'elles font n'est pas press\'e. (Silence.) Oui, qu'elles ferment la vapeur. Quand elles auront fini de plier, ce sera l'heure du d\'ejeuner. Merci. (Il raccroche. A l'ouvri\`ere:) Que d\'esire Mademoiselle C\'eline?\\
\\
teinturi\`eres~~~染物師\\
bacs~~~渡し船、(平底の)容器、桶、カードキャビネット\\
\\
~~~Mademoiselle C\'eline, (boulotte, grisonnante, pommettes rouges, l\`evres pinc\'ees, elle porte un ch\^ale, un tablier de toile \`a sac, des sabots, des ciseaux pendus \`a la ceinture. Ton myst\'erieux.) J'ai quelque chose \`a vous dire, monsieur Saulnier.\\
\\
boulotte~~~ずんぐりした\\
grisonnante~~~白髪まじりの\\
pommettes~~~頬骨\\
ch\^ale~~~ショール\\
\\
~~~Saulnier. Il va de soi que si vous \^etes venue...\\
~~~Madeleine, (\`a C\'eline.) Vous d\'esirez parler \`a M. Saulnier en particulier?\\
~~~Mademoiselle C\'eline. Oh! non, mademoiselle, vous n'\^etes pas de trop.\\
~~~Saulnier. Eh bien allez!\\
~~~Mademoiselle C\'eline. J'\'etais sur le point de le dire \`a la patronne hier soir, comme elle passait dans la cour. Mais j'ai pens\'e que \c{c}a vous regardait plut\^ot, monsieur Saulnier.\\
~~~Saulnier, (impatient\'e.) Eh bien, dites! Qu'est-ce qu'il y a?\\
~~~Mademoiselle C\'eline. Il y a, monsieur Saulnier, qu'on vole le charbon de l'usine.\\
~~~Saulnier, (calme.) Ah? En cette saison, ce n'est pas invraisemblable.\\
~~~Mademoiselle C\'eline. Et je sais qui! C'est...\\
~~~Saulnier, (l'arr\^etant.) Dites-moi seulement s'il s'agit d'une personne \'etrang\`ere \`a l'\'etablissement.\\
~~~Mademoiselle C\'eline. Non, monsieur: c'est Louise Bec.\\
~~~Saulnier. C'est Louise Bec. Vous auriez pu vous dispenser de d\'enoncer une camarade d'atelier, mademoiselle C\'eline. Vous m'avertissiez qu'on volait du charbon, c'\'etait bien suffisant. A moi d'ouvrir l'oeil.\\
(Madeleine prend une chaise et va s'asseoir devant le po\^ele.)\\
~~~Mademoiselle C\'eline, (piqu\'ee.) Une voleuse, on doit la d\'enoncer, monsieur Saulnier. Sans \c{c}a, vous pourrez aussi bien soup\c{c}onner tout le monde.\\
~~~Saulnier. Le vol est donc important et j'allais s\^urement le d\'ecouvrir?\\
~~~Mademoiselle C\'eline. Dame! \`a la longue...\\
~~~Saulnier. Combien de tonnes de charbon a-t-elle enlev\'e, Louise Bec?\\
(Madeleine rit.)\\
~~~Mademoiselle C\'eline. Oh! je n'en sais rien, monsieur. Mais \c{c}a fait trois fois que je la vois op\'erer, le soir, \`a la sortie. En passant devant le tas de charbon, l\`a, contre les chaudi\`eres, elle fait semblant de nouer son cordon de soulier et elle fourre dans son tablier un morceau de charbon comme \c{c}a! (Elle indique, des mains le volume.) Monsieur Saulnier, \c{c}a fait mal au coeur de voir \c{c}a! Un pareil toupet! Devant tout le monde!\\
~~~Saulnier. D'autres ouvr\`eres l'ont vue?\\
~~~Mademoiselle C\'eline. Vous pensez!\\
~~~Saulnier, (se levant pour donner cong\'e \`a C\'eline.) Mademoiselle C\'eline, je vous remercie.\\
~~~Mademoiselle C\'eline, (s'en allant.) N'est-ce pas, moi, je me suis dit, tout de m\^eme...\\
~~~Saulnier. Je vous remercie, mademoiselle C\'eline.\\
~~~Mademoiselle C\'eline, (sortant.) A votre service, monsieur Saulnier. Au revoir, mademoiselle.\\
(Madeleine incline la t\^ete.)\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 3\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~(Saulnier, Madeleine.)\\
~~~Saulnier, (avec humeur.) A mon service! Je n'ai jamais pris de mouchards \`a mon service. (Il marche de long en large.) Ah! que c'est donc r\'epugnant, ces histoires-l\`a! Si encore je n'\'etais pas oblig\'e de leur donner suite!\\
~~~Madeleine. Vous \^etes oblig\'e?\\
~~~Saulnier, (ton d'agacement.) Absolument, j'y suis oblig\'e. Vingt ouvri\`eres savent d\'ej\`a, par les soins de cette vieille vip\`ere, que Louise Bec a vol\'e du charbon. Si je ne bouge pas, c'est bien simple: avant trois jours toute l'usine apprendra que je connais ce vol, que je le tol\`ere et qu'on n'a pas \`a se g\^ener. J'arr\^eterai \`a la sortie sept ou huit femmes ou davantage, ayant du charbon dans leur tablier; et je serai oblig\'e de les renvoyer.\\
~~~Madeleine. C'est vrai.\\
~~~Saulnier, (radouci.) N'est-ce pas? Vous voyez, il faut que j'agisse de quelque mani\`ere. Et tout de suite, pour m'en d\'ebarrasser.\\
~~~Madeleine. Il n'y a qu'\`a faire appeler cette Louise Bec et la gronder un peu fort!\\
~~~Saulnier, (ton de col\`ere contenue.) Oui. Faire venir la coupable qui va s'effondrer, me parler de ses enfants, de son mari qui boit. Prendre une voix de commissaire de police pour dire \`a cette pauvre loque: "Vous \^etes une voleuse!" et la renvoyer en larmes \`a son travail, \`a la grande satisfaction de Mademoiselle C\'eline. (Un silence pendant lequel il arpente la pi\`ece.) Je vais aller dans l'atelier, tout de suite, derri\`ere la moucharde. Je vais dire deux mots aux ouvri\`eres.\\
(Il d\'ecroche et met une casquette et sort pr\'ecipitamment par le fond. Madeleine se l\`eve, h\'esite, puis va prendre son ch\^ale, pos\'e sur le dossier d'une chaise, devant la machine \`a \'ecrire.)\\
~~~Madeleine. Allons voir!\\
(Elle met son ch\^ale et sort \`a la suite de Saulnier en laissant la porte entr'ouverte. La sc\`ene reste vide un moment, puis appara\^it, dans l'entre-ba\^illement de la porte, la figure de Maison.)\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 4\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~(Maison, puis Madame B\'eliard.)\\
~~~Maison, (il frappe.) Personne? (Il entre, tenant un morceau d'\'etoffe de soie d'un vert \'eclatant. Il porte une blouse de laboratoire et un cache-nez. Il reste un moment immobile, perplexe, et gagne la porte de la caisse qu'il entreba\^ille pour demander.) Monsieur Saulnier n'est pas l\`a?\\
~~~Voix, (au dehors.) Non!\\
(Il revient apr\`es avoir ferm\'e la porte, h\'esite, puis prend le parti de s'en aller. Au moment o\`u il va sortir, Madame B\'eliard entre par la porte de gauche. Maison revient.)\\
~~~Maison. Bonjour, madame.\\
~~~Madame B\'eliard. Bonjour, monsieur Maison. O\`u est donc M. Saulnier?\\
~~~Maison. Je ne sais pas, madame. Je croyais le trouver ici. Je venais lui montrer ce que donne sa composition pour les verts.\\
~~~Madame B\'eliard. Ah! c'est le premier essai?\\
~~~Maison, (enthousiaste.) Oui, madame. R\'esulata magnifique, voyez! C'est au moins aussi puissant que les anilines allemandes d'avant guerre, et c'est dix fois plus solide!\\
~~~Madame B\'eliard, (ton d'indiff\'erence.) \c{C}a me semble tr\`es beau, en effet. C'est seulement pour la soie?\\
~~~Maison. Soie et coton, madame. Vous pouvez prendre, c'est fix\'e.\\
~~~Madame B\'eliard, (sans prendre l'\'etoffe.) On pourra faire plusieurs nuances?\\
~~~Maison. Dix, vingt, madame; tout ce que vous voudrez et pour un prix de revient inf\'erieur d'au moins cinquante pour cent \`a tous ceux qu'on a pu \'etablir jusqu'ici.\\
~~~Madame B\'eliard, (tout en s'installant pr\`es du po\^ele, \`a la place qu'occupait pr\'ec\'edemment Madeleine.) Cinquante pour cent!... Oh! la bonne chaleur!\\
~~~Maison. Songez qu'avec son produit M. Saulnier nous \'evite le mordan\c{c}age et que nous fixons avec de l'eau, tout simplement, de l'eau \`a 40 degr\'es. Quand les filateurs vont recevoir nos \'echantillons et nos tarifs, je vous prie de croire qu'ils auront le sourire.\\
\\
filateurs~~~製糸工場経営者\\
tarifs~~~定価表\\
\\
~~~Madame B\'eliard, (tisonnant le feu.) C'est merveilleux, tout ce que vous m'apprenez l\`a, monsieur Maison. J'\'etais au courant des recherches de M. Saulnier, mais je ne savais pas qu'elles avaient tant d'importance.\\
\\
tisonnant~~~火をかき回す\\
\\
~~~Maison. Vraiment, madame? (Un silence.) M. Saulnier n'est pas homme \`a se faire valoir, mais c'est quelqu'un.\\
~~~Madame B\'eliard. Je sais, je sais. (Languissante.) Mon pauvre mari le savait aussi, puisque c'est lui-m\^eme, en quelque sorte, qui a plac\'e M. Saulnier \`a la t\^ete de l'usine.\\
~~~Maison. Ah! madame B\'eliard, tout \`a l'heure, en voyant ce r\'esultat, je me disais: si M. B\'eliard \'etait l\`a, il serait content de nous.\\
~~~Madame B\'eliard. Cher monsieur Maison! Merci!\\
(Madeleine entre.)\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 5\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~(Les m\^eme, Madeleine.)\\
~~~Madame B\'eliard, (ton de reproche.) Madeleine, tu cours dehors par ce froid avec ce m\'echant fichu!\\
\\
fichu~~~(婦人の三角型の肩掛け)フィッシュ\\
\\
~~~Madeleine, (anim\'ee.) Je n'ai pas froid, tante.\\
~~~Maison. Bonjour, mademoiselle.\\
~~~Madeleine. Bonjour, monsieur Maison. Oh! c'est le fameux vert?\\
~~~Maison. C'est lui, mademoiselle! Succ\`es complet, \'eclatant.\\
(Il montre l'\'etoffe \`a Madeleine qui s'est approch\'ee de lui.)\\
~~~Madeleine. Mais \c{c}a m'a l'air splendide.\\
~~~Maison. N'est-ce pas?\\
~~~Madeleine. M. Saulnier a vu?\\
~~~Maison. Non! Vous savez o\`u il est?\\
~~~Madeleine. Il vient de monter au s\'echoir.\\
~~~Maison. Alors j'y cours. Au revoir, mesdames.\\
~~~Madame B\'eliard. Au revoir, monsieur Maison.\\
(Madeleine salue de la t\^ete en souriant. Maison sort en h\^ate.)\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 6\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~(Madame B\'eliard, Madeleine.)\\
~~~Madame B\'eliard. Tr\`es important pour l'usine, tu sais, ce que M. Saulnier vient de trouver l\`a.\\
~~~Madeleine. Je sais, tante.\\
(Elle prend une chaise et va s'asseoir non loin de sa tante.)\\
~~~Madame B\'eliard. C'est une teinture aussi puissante que l'aniline et qui, para\^it-il, reviendrait moiti\'e moins cher que tout ce qu'on fait aujourd'hui.\\
~~~Madeleine. Cela peut nous faire travailler tr\`es fort. (Un silence.) Quelle chance, ma tante, que tu puisses te reposer enti\`erement sur un homme comme M. Saulnier!\\
~~~Madame B\'eliard. Oui. D'ailleurs, si je n'avais pas eu cette chance-l\`a, il ne me restait qu'un parti \`a prendre: vendre l'usine.\\
~~~Madeleine, (\'etonn\'e.) Tu aurais vendu l'usine?\\
~~~Madame B\'eliard. Il aurait bien fallu, ma petite! Ou alors, quoi? M'associer avec l'un de mes concurrents? Engager un directeur technique, un directeur commercial? Dans l'un ou l'autre cas, j'\'etais \`a la merci des nouveaux venus: sans d\'efense.\\
~~~Madeleine. Tu \'etais tout de m\^eme la ma\^itresse.\\
~~~Madame B\'eliard. Mais pense donc, Madeleine, que je ne me suis jamais occup\'ee que de musique! Jusqu'\`a la mort de ton oncle, je ne connaissais absolument rien de la teinturerie ni des affaires! Et, encore maintenant... je signe les lettres importantes, mais je ne les lis pas souvent. Et, quand je les lis, je ne les comprends pas toujours. (Madeleine rit.) Mais je sais que je puis m'en rapporter \`a Saulnier. Tiens, passe-moi le courrier de ce matin, la chemise, l\`a... Il faut bien que j'y jette un coup d'oeui.\\
~~~Madeleine, (donnant la chemise \`a sa tante.) A propos, que je te raconte ce qu'il a fait, M. Saulnier. Tout \`a l'heure, une ouvri\`ere vient le trouver ici pour d\'enoncer tr\`es vilainement une de ses camarades, une pauvre femme qui avait, para\^it-il, emport\'e un peu de charbon dans son tablier.\\
~~~Madame B\'eliard, (feuilletant distraitement le courrier.) Tu \'etais l\`a?\\
~~~Madeleine. Oui, j'\'ecrivais \`a Juliette,---\`a la machine!\\
~~~Madame B\'eliard. Alors?\\
~~~Madeleine. M. Saulnier \'etait navr\'e, navr\'e d'entendre une ouvri\`ere en moucharder une autre. Il n'a pas cach\'e son sentiment \`a la raporteuse et il te l'a remerci\'ee de son z\`ele sur un ton! Et apr\`es, sais-tu ce qu'il a fait? Il \'etait oblig\'e, tu comprends, de donner une suite \`a cette histoire pour emp\^echer d'autres vols de charbon, mais il ne voulait pas s\'evir contre la voleuse.\\
\\
s\'evir~~~厳しく罰する\\
\\
~~~Madame B\'eliard. Ah! pourquoi?\\
~~~Madeleine. Voyons! Parce que c'e\^ut \'et\'e admettre, approuver la d\'enonciation! Il ne voulait pas cela. Alors il a trouv\'e une solution admirable: il est all\'e parler \`a tout l'atelier. J'y suis all\'ee avec lui,---c'est de l\`a que je viens. Il a fait cesser le tintamarre des bacs \`a vapeur et, dans le silence, il a dit simplement: "On chipe du charbon. Je crois savoir qui: l'une d'entre vous m'a \'et\'e d\'enonc\'ee. Je n'ai pas l'habitude de faire \'etat d'une d\'enonciation. Mais je vous pr\'eviens que je devrai mettre \`a la porte la premi\`ere d'entre vous que je verrai empoter du charbon. D'autre part, je mettrai pareillement \`a la porte celle qui viendrait d\'enoncer une de ses compagnes. C'est \`a moi seul qu'il appartient d'assurer la surveillance et le bon fonctionnement de l'usine." Et il est parti en ajoutant: "Je n'aime pas plus les mouchards que les voleurs.".\\
~~~Madame B\'eliard, (observant Madeleine et souriant.) Tout \c{c}a t'int\'eresse, toi, hein?\\
~~~Madeleine. Mais oui, ma tante. C'est si compliqu\'e, si d\'elicat de commander \`a tous ces gens, hommes et femmes, surtout si l'on a quelque souci de bien faire, quelque respect humain. Ce doit \^etre parfois passionnant...\\
~~~Madame B\'eliard. ... Et souvent bien lassant, va! Mon pauvre mari me l'a dit cent fois. Quoi qu'il en soit, Madelon, je vois que tu as, toi, toutes les dispositions qui me manquent.\\
~~~Madeleine. Pour?\\
~~~Madame B\'eliard. Pour m'occuper de cette maison comme je le devrais.\\
~~~Madeleine. Tu plaisantes. (Un silence.) Est-ce que nous montons? Tu sais que M. Desormeax vient d\'ejeuner?\\
~~~Madame B\'eliards. Oui. Monte si tu veux. Moi, je dois voir M. Saulnier. (Un silence.) Il est aimable avec toi?\\
~~~Madeleine. M. Saulnier? Oui. Pourquoi?\\
~~~Madame B\'eliard. Parce que... Il m'a sembl\'e une ou deux fois qu'il te parlait sur un ton un peu bourru.\\
~~~Madeleine. Comme \`a tout le monde, ma tante,---toi except\'ee peut-\^etre, toi la patronne! C'est sa mani\`ere. Il vous rudoie et, l'instant d'apr\`es, il a une attention gentille.\\
~~~Madame B\'eliard, (comme \`a elle-m\^eme.) Tant mieux... (A Madeleine qui la regarde d'un air interrogateur.) ... parce que, tu comprends, ma ch\'erie, si tu pouvais, si tu voulais bien te tenir un peu au courant de ce qui se fait \`a l'usine, enfin me remplacer, \c{c}\`a et l\`a,---en admettant que cela t'int\'eresse, bien entendu,---j'en serais ravie...\\
~~~Madeleine, (acquies\c{c}ant.) Mais, ma ch\`ere tante... je te l'ai d\'ej\`a dit...\\
~~~Madame B\'eliard, (poursuivant.) Or, tu comprends, la chose n'est possible qu'autant que M. Saulnier l'accepte et que vous puissiez faire bon m\'enage, lui et toi. C'est pourquoi je te demandais...\\
~~~Madeleine. Certainement, cela m'int\'eresserait! Et je pense que M. Saulnier accepterait volontiers que je l'assiste un peu! Il m'arrive d\'ej\`a de le faire! Le tout, avec lui, est de savoir dispara\^itre quand on se sent plus g\^enant qu'utile et de ne pas l'importuner de questions ou de remarques. Il m'a envoy\'e promener deux ou trois fois, mais il avait parfaitement raison. Et, apr\`es, quel charmant souci de s'expliquer, d'effacer sa brusquerie!\\
~~~Madame B\'eliard. C'est un excellent coeur, n'est-ce pas?\\
~~~Madeleine. Oui, une belle nature.\\
~~~Madame B\'eliard. Remplace-moi un peu aur\`es de lui, Madelon; aupr\`es de lui et du personnel en g\'en\'eral. Tu me rendras un fameux service. Je ferai mes heures de piano avec une conscience tranquille. D'ailleurs, cette usine t'appartiendra peut-\^etre un jour, et...\\
~~~Madeleine, (protestant.) Quelle id\'ee!\\
~~~Madame B\'eliard. On doit tout pr\'evoir, mon petit! Qu'il m'arrive un accident comme \`a ton oncle...\\
~~~Madeleine. Veux-tu te taire! Tu es la jeunesse et la sant\'e m\^emes, toi!\\
~~~Madame B\'eliard, (apr\`es un court silence.) Bien entendu, si nous prenons ce petit arrangement, je me garderai bien d'en parler \`a Saulnier. La chose prendrait \`a ses yeux une importance qu'elle n'a pas. Il pourrait croire que tu vas exercer un contr\^ole!\\
~~~Madeleine. Oh! il ne faudrait surtout pas cela!\\
~~~Madame B\'eliard. Non; arrive \`a te mettre au courant peu \`a peu, cr\'ee-toi insensiblement de petites fonctions. Le jour o\`u tu te seras rendue indispensable ici, tu auras au moins ce pr\'etexte pour refuser d'aller \`a Boulogne.\\
~~~Madeleine. Oh! tu es gentille!\\
~~~Madame B\'eliard, (riant.) Je te r\'epondrai comme notre ami Desormeaux: Cette gentillesse-l\`a, c'est de l'\'ego\"isme.\\
~~~Madeleine. Lui as-tu dit d'apporter de la musique, \`a Desormeaux?\\
~~~Madame B\'eliard. Oui, je crois. En tout cas, il en a laiss\'e un paquet ici la derni\`ere fois. L'essentiel est qu'il n'oublie pas sa fl\^ute.\\
~~~Madeleine. Ce qu'il m'amuse quand il te fait la cour!\\
~~~Madame B\'eliard. Il s'amuse lui-m\^eme. Je l'ai toujours connu ainsi. J'\'etais toute jeune mari\'ee qu'il avait adopt\'e d\'ej\`a cette forme de plaisanterie.\\
~~~Madeleine. J'esp\`ere pour lui qu'il croit tout de m\^eme un peu \`a ce qu'il dit.\\
~~~Madame B\'eliard. Si peu!\\
(La porte s'ouvre et Saulnier para\^it.)\\
~~~Madeleine, (vivement, \`a mi-voix.) Voil\`a M. Saulnier...\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 7\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~(Les m\^emes, Saulnier.)\\
~~~Saulnier, (allant \`a Madame B\'eliard.) Bonjour, madame!\\
~~~Madame B\'eliard, (lui tendant la main.) Bonjour, monsieur Saulnier. Bravo pour la merveilleuse d\'ecouverte! Le p\`ere Masion m'a montr\'e, m'a expliqu\'e...\\
~~~Saulnier, (gaiement.) Je sais. Et je l'ai grond\'e, ce vieux bandit! D'abord, si le premier pas est fait, ce n'est qu'un premier pas. Ensuite, j'aurais pr\'ef\'er\'e vous dire moi-m\^eme o\`u nous en \'etions.\\
~~~Madame B\'eliard. Il est venu vous chercher ici et il n'a trouv\'e que moi. Cela m'a valu le plaisir de l'entrendre prononcer votre \'eloge.\\
~~~Saulnier. Eh bien, s'il vous a fait mon \'eloge, madame, c'est qu'il ignore la rancune. Car je l'ai passablement affol\'e, tourment\'e, ces jours-ci, mon pauvre petit p\`ere Masion!\\
~~~Madeleine, (\`a Saulnier.) M. Masion, c'est votre grand admirateur!\\
~~~Madame B\'eliard, (regardant Madeleine.) Il n'est pas le seul.\\
(Madeleine se d\'etourne et s'\'ecarte vers la gauche.)\\
~~~Saulnier. Dans quelques jours, nos r\'esultats seront tout fait pr\'ecis, j'esp\`ere, et alors je vous les exposerai. Vous avez vu le courrier, madame?\\
~~~Madeleine. Je monte, ma tante. Au revoir, monsieur Saulnier, \`a cet apr\`es-midi.\\
~~~Saulnier. Au revoir, mademoiselle.\\
~~~Madame B\'eliard, (\`a Madeleine.) Je te rejoins dans un instant. (A Saulnier.) Le courrrier, oui, j'ai regard\'e.\\
(Madeleine sort.)\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 8\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~(Saulnier, Madame B\'eliard.)\\
~~~Saulnier, (mettant, un peu f\'ebrilement, de l'ordre sur son bureau.) Rien de tr\`es important, si ce n'est la r\'eponse de la maison Roux et Blancheteau. Vous avez vu?\\
~~~Madame B\'eliard. Ma foi non... Etait-elle dans la chemise?\\
~~~Saulnier, (prenant la lettre dans la chemise et la lui tendant.) Ils acceptent.\\
~~~Madame B\'eliard. Ah!... oui?... Je vous demande pardon, je n'y suis plus. Ils acceptent quoi?\\
~~~Saulnier, (tristement, avec patience.) Vous savez bien, madame. En nous annon\c{c}ant leur m\'etrage de velours \`a teindre pour toute la saison, ils nous ont demand\'e de r\'egler \`a six mois. J'ai pens\'e que nous devions et pouvions maintenir le r\`eglement \`a trois mois...\\
~~~Madame B\'eliard. J'y suis! Et ils acceptent. Tr\`es bien!\\
~~~Saulnier. Ils ont d'abord insist\'e, il y a environ huit jours. Vous ne vous souvenez pas?\\
~~~Madame B\'eliard, (sans conviction.) Si... si fait.\\
~~~Saulnier. Et nous h\'esitions! Ce sont de gros clients. Nous avons r\'epondu tr\`es aimablement, mais sans c\'eder, en faisant valoir que nous leur accordions d\'ej\`a des prix de faveur, que nos d\'ecouverts...\\
~~~Madame B\'eliard. Oui, cela me revient. Je l'ai sign\'ee, cette lettre.\\
~~~Saulnier. Je vous avoue que j'\'etais un peu inquiet sur l'issue de cette correspondance.\\
~~~Madame B\'eliard. Moi aussi. L'autre jour, en signant cette lettre, je me demandais si nous \'etions bien prudents.\\
~~~Saulnier. Vrai?\\
~~~Madame B\'eliard. Vrai.\\
~~~Saulnier. Pourquoi ne l'avez-vous pas dit? Cela me ferait tant plaisir d'avoir \`a tenir compte de vos avis, de recevoir vos objections, f\^ut-ce pour les r\'efuter!\\
~~~Madame B\'eliard. Alors, il ne suffirait pas que vous assumiez toute la besogne, j'irais encore vous faire perdre votre temps? Non, cher Saulnier! Vous savez bien que j'ai la plus absolue confiance dans vos d\'ecisions.\\
~~~Saulnier, (un peu amer.) Cette confiance aurait plus de prix \`a mes yeux si elle me valait... un peu plus d'attention de votre part, si elle ne vous donnait la possiblit\'e de vous d\'esint\'ereser \`a peu pr\`es de tout ce qui se fait ici...\\
~~~Madame B\'eliard. Mais je ne m'en suis jamais moins d\'esint\'eress\'ee qu'aujourd'hui! Je n'entends pas grand'chose aux affaires, je n'en ai pas le don ni m\^eme le go\^ut. Est-ce ma faute? Je vous l'ai d\'ej\`a dit, cher ami, et je le r\'ep\'etais \`a ma ni\`ece il y a quelques instants: s'il n'y avait pas eu ici quelqu'un comme vous, sur qui j'aie pu me reposer enti\`erement, j'aurais vendu cette usine, en d\'epit de tout ce qui m'y attache et quoi qu'il m'en e\^ut co\^ut\'e. (Un silence.) Je vous dois beaucoup, je le sais, et je voudrais \^etre constamment assur\'ee que la situation mat\'erielle qui vous est faite ici...\\
~~~Salnier, (arr\^etant.) Madame, vous savez bien que ma siuation mat\'erielle ne laisse rien \`a d\'esirer!... Ma situation mat\'erielle!... Ne me faites pas l'injure de supposer...\\
~~~Madame B\'eliard, (l'interrompant sur un ton enjou\'e.) Au fait, vous pr\'etendez que je me d\'esint\'eresse de l'usine. Eh bien, savez-vous pourquoi je suis descendue ce matin? Pour vous parler d'une ouvri\`ere.\\
~~~Saulnier, (souriant m\'elancoliquement.) J'en suis ravi, madame.\\
~~~Madame B\'eliard. La m\`ere Andr\'e va nous quitter, \`a ce qu'il para\^it?\\
~~~Saulnier. Oui, samedi.\\
~~~Madame B\'eliard. Il va donc falloir nommer une contrema\^itresse pour la remplacer. Ce n'est pas d\'ej\`a fait?\\
~~~Saulnier. Non, mais...\\
~~~Madame B\'eliard. J'ai \`a vous proposer une des plus anciennes ouvri\`eres de l'usine, une des plus s\'erieuses aussi. Vous avez d\'ej\`a certainement pens\'e \`a elle: Mademoiselle C\'eline.\\
~~~Saulnier. Oh! non, madame, pas celle-l\`a! J'aurais eu tout \`a l'heure un certain plaisir \`a la mettre \`a la porte. Elle est venue ici d\'enoncer une de ses camarades qui avait emport\'e un morceau de charbon. C'est une forme de z\`ele dont j'ai horreur.\\
~~~Madame B\'eliard, (riant.) Quoi, c'est elle? Ma ni\`ece vient de me raconter... De la part de Mademoiselle C\'eline, c'est moins grave que vous ne le croyez. Elle m'a parl\'e, hier soir dans la cour, de cette place de contrema\^itresse et l'a sollicit\'ee. Mademoiselle C\'eline est chez nous depuis cinq ans. Elle a eu pour moi, au moment de la mort de mon pauvre mari, des attentions tout \`a fait touchantes et j'ai paris sur moi de lui promettre ce poste. (Un silence.) Quoi d'\'etonnant si cette brave femme se croit d\'ej\`a un peu contrema\^itresse et s'applique \`a d\'emontrer qu'elle saura exercer une surveillance? Je sais que vous l'avez grond\'ee. Elle a d\^u comprendre son erreur, si c'en est une. Nommons-la contrema\^itresse. N'est-ce pas?\\
~~~Saulnier. Je vous demande, madame, de n'en rien faire. Nos contrema\^itresses ne sont pas tellement des surveillantes. Ce sont des ouvri\`eres plus compr\'ehensives et plus exp\'eriment\'ees que les autres. Elles doivent diriger le travail de leur \'equipe, prendre des initiatives. En admettant que Mademoiselle C\'eline soit, en d\'epit des apparences, une excellente personne, ce n'est pas une ouvri\`ere habile et son \'etat d'esprit n'est pas du tout celui que je veux.\\
~~~Madame B\'eliard. Voyons!\\
~~~Saulnier, (commen\c{c}ant \`a s'emporter.) Rien n'est plus dangereux que de donner une autorit\'e quelconque \`a des imb\'eciles.\\
(Silence.)\\
~~~Madame B\'eliard, (boudeuse.) C'est bon. Je retirerai donc ma promesse. (Elle se l\`eve.) Vous souhaitez me voir plus souvent, mais ce que vous r\'eclamez de moi, ce ne sont pas tellement mes avis. Vous n'\^etes pas homme \`a leur faire la moindre concession, m\^eme quand il s'agit de me faire plaisir.\\
~~~Saulnier, (avec une soudaine \'emotion.) Pourquoi me dire cela?... Vous n'ignorez pourtant pas que je n'aspire qu'\`a vous faire plaisir... Vous me vantez les m\'erites de cette ouvri\`ere, vous me laissez les discuter comme s'ils \'etaient seuls en cause, vous me laissez m'\'egarer au lieu de me dire tout simplement: "Faites-moi plaisir!" Ah! madame, vous pensez bien que Mademoiselle C\'eline aura cette place!\\
~~~Madame B\'eliard. Mais non...\\
~~~Saulnier. Si! et je ne la lui donnerai pas \`a contre-coeur. Croyez-vous que, dans cette maison, je puisse prendre un int\'er\^et v\'eritable \`a aucun de mes actes si je n'ai la pens\'ee de l'accomplir pour vous?\\
~~~Madame B\'eliard. Voulez-vous bien vous taire!\\
(Elle fait un mouvement pour s'en aller.)\\
~~~Saulnier. Ne partez pas, madame. Je vous demande de m'\'ecouter un instant! Vous disiez tout \`a l'heure que ce ne sont pas vos avis que je r\'eclame. Eh bien, non! C'est votre pr\'esence dont j'ai besoin. Je ne vous vois plus, presque plus! Et je ne vis que pour vous voir et vous le savez! (Madame B\'eliard veut l'arr\^eter du geste.) Chaque matin, j'arrive ici avec un pauvre espoir que la journ\'ee d\'e\c{c}oit. Vous n'\^etes pas g\'en\'ereuse.\\
~~~Madame B\'eliard. C'est que je ne peux et ne dois pas l'\^etre.\\
~~~Saulnier. Pardonnez-moi... Je sais qu'apr\`es deux ans votre coeur est demeur\'e tout \`a son deuil et qu'un sentiment comme le mien devrait se taire. Mais \`a quoi bon, puisque vous le connaissez, puisque vous tenez compte de lui en m'\'evitant, en me fuyant comme un pestif\'er\'e!\\
~~~Madame B\'eliard, (mollement.) Mais non!\\
~~~Saulnier. Si vous saviez comme j'ai besoin que vous m'aidiez un peu \`a vivre!... Il suffirait que vous veniez de temps en temps vous asseoir, ici, pour lire ou coudre, que sais-je. Vous le faisiez au d\'ebut, quand vous redoutiez la solitude. Je ne vous demanderais pas de me parler. Vous trouveriez toujours quelqu'un avec moi: il y a la dactylo, il y a le comptable, il y a votre ni\`ece... Ah! votre ni\`ece, que vous placez \`a toute heure du jour entre vous et moi! Votre ni\`ece qui vous dispense m\^eme de vous informer aupr\`es de moi de quoi que ce soit, car elle vous renseigne...\\
~~~Madame B\'eliard. Ce que vous dites l\`a est absurde! Madeleine se pla\^it \`a l'usine et vient ici de son propre gr\'e. Si elle me parle de ce que vous faites, c'est tout simplement parce qu'elle s'y int\'eresse. Ce n'est pas moi qui le lui demande.\\
~~~Saulnier, (amer.) Ah! ce n'est m\^eme pas vous qui le lui demandez?\\
~~~Madame B\'eliard, (se reprenant.) Je veux dire que ce n'est pas toujours moi. Rassurez-vous: lorsque Madeleine me renseigne de son propre gr\'e, comme tout \`a l'heure, \`a propos de ce vol de charbon, c'est pour me chanter vos louanges... Quant \`a vous tenir compagnie, si j'ai cess\'e de le faire, c'est que ma pr\'esence ne vous apportait aucun apaisement et qu'elle pouvait avoir de graves cons\'equences.\\
~~~Saulnier. Quelles cons\'equences?\\
~~~Madame B\'eliard. Mon cher Saulnier, vous \^etes... comment vous expliquer cela... vous avez cette qualit\'e de ne pouvoir dissimuler aucun de vos sentiments, quels qu'ils soient.\\
~~~Saulnier, (protestant.) Croyez-vous?\\
~~~Madame B\'eliard. Il y a du moins des moments o\`u vous n'en \^etes pas ma\^itre. Il me faut bien vous dire que lorsque je venais ici pour trouver un peu de soci\'et\'e ou m\^eme un peu de chaleur, aupr\`es de ce po\^ele qui chauffe bien mieux que le mien, au bout de quelques instants vous n'\'etiez plus dans votre \'etat normal: il y avait en vous quelque chose de distrait et de crisp\'e dont les gens qui nous entouraient ne pouvaient pas ne pas s'apercevoir et dont ils n'auraient pas \'et\'e longs \`a trouver la cause; il me paraissait clair que, pour tout le monde, vous \'etiez uniquement occup\'e de moi. Vous comprendrez que j'en pouvais \^etre effray\'ee. Je souffrais aussi pour vous, car je voyais bien que vous n'\'etiez pas heureux.\\
(Saulnier s'est affal\'e sur son bureau, le visage dans ses mains.)\\
~~~Saulnier, (apr\`es un silence.) Au moins, quand vous \'etiez l\`a, mon tourment devenait beau; j'\'etais fier et comme enivr\'e de lui! (Un silence.) S'il vous est si p\'enible de l'apercevoir, pourquoi, quand je vous ai dit que je vous aimais, que j'allais quitter cette maison \`a cause de cela, pourquoi m'avez-vous emp\^ech\'e de partir?\\
~~~Madame B\'eliard, (apr\`es un moment de r\'eflexion.) Votre d\'eclaration m'a \'etonn\'ee, touch\'ee peut-\^etre, mais elle ne m'a aucunement troubl\'ee. Je n'ai d'abord pas compris sa gravit\'e, je l'avoue. Je trouvais absurde, injuste m\^eme, que vous vous infligiez de quitter une situation excellente pour expier en quelque sorte un mal que vous n'aviez pas fait, que vous ne pouviez pas faire.\\
~~~Saulnier. Vous n'avez pas pens\'e au mal que je pouvais me faire \`a moi en restant?\\
~~~Madame B\'eliard, (na\"ivement.) Non, je ne le concevais m\^eme pas. Il me semblait qu'il me suffisait de vous dire: "Il ne faut pas m'aimer" pour que vous ne pensiez plus \`a moi. Et j'esp\`ere encore qu'au fond vous y pensez de moins en moins. Un sentiment ne peut \^etre viable que s'il est partag\'e. L'amour...\\
(Geste vague.)\\
~~~Saulnier. Vous feriez croire que vous en parlez en profane.\\
(Un silence.)\\
~~~Madame B\'eliard. Enfin, je ne voulais surtout pas \^etre la cause de votre d\'epart. Je craignais aussi que mon mari n'apprit pourquoi vous vouliez partir. Car, l'ignorant, il aurait absolument voulu vous retenir et vous \'etiez tr\`es capable, avec votre franchise de lui dire, \`a lui aussi...\\
~~~Saulnier. Puisque vous ne m'aimiez pas, qu'est-ce que cela pouvait bien vous faire qu'il s\^ut que je vous aimais?\\
~~~Madame B\'eliard, (un peu g\^en\'ee.) Il vous aurait laiss\'e partir. Il commen\c{c}ait \`a \^etre malade. Il avait si grand besoin de vous. (Se reprenant.) Il avait tant d'amiti\'e pour vous.\\
(Un silence.)\\
~~~Saulnier. Ah! j'aurais d\^u m'en aller sans vous dire pourquoi! Je n'ai pas eu ce courage.\\
~~~Madame B\'eliard. Le regrettez-vous tellement?\\
~~~Saulnier, (avec un sourd d\'epit.) Mais non, je ne le regrette pas! J'ai honte parfois de constater comme l'amour se r\'esigne \`a des aliments mis\'erables. Je suis t\'emoin de votre parfaite indiff\'erence; je suis s\'epar\'e de vous par toutes sortes de barri\`eres et, d'abord, par vous-m\^eme. Je suis certain que vous refuserez de m'accorder jamais rien; j'aurais d\^u fuir, je devrais fuir. (Elevant la voix.) Eh bien, non! Je suis encore trop heureux de m'atteler \`a cette machine qui tourne pour vous, parce qu'elle tourne pour vous! Je reste ici! Je me cramponne \`a cette trop bonne raison que j'ai d'y rester, cette m\^eme raison que vous avez eue, vous, de m'emp\^echer de partir: j'ai la charge de tous vos int\'er\^ets!\\
~~~Madame B\'eliard, (fr\'emissante.) Vous venez de dire une chose vilaine.\\
~~~Saulnier, (sarcastique.) Oui, je vous demande pardon. Ce ne fut pas tout \`a fait la m\^eme raison. Vous me l'avez dit: c'\'etait pour M. B\'eliard que vous jugiez ma pr\'esence n\'ecessaire. Oh! c'\'etait tr\`es naturel!\\
~~~Madame B\'eliard, (\`a demi pleurante.) Que vous \^etes cruel! Et comme vous fates grossi\`erement \'etat des obligations que j'ai envers vous...\\
(Elle s'essuie les yeux.)\\
~~~Saulnier, (brusquement contrit.) C'est vrai... Je ne sais plus... Pardon! Pardon! Il ne me manquait plus que de vous offenser. Je suis un mis\'erable. Mais vous ne vous doutez pas comme vous \^etes cruelle, vous aussi... Me sachant attach\'e ici...\\
~~~Madame B\'eliard, (irrit\'ee.) Attach\'e! Je vous l'ai dit tout \`a l'heure, monsieur Saulnier, il a \'et\'e fort heureux que, gr\^ace \`a vous, l'usine ait pu, \`a la mort de mon mari, continuer de fonctionner comme s'il \'etait l\`a. Les choses se sont arrang\'ees ainsi. Mais dois-je regretter pour vous qu'elles n'aient pas tourn\'e autrement? Apr\`es ce que vous venez de me dire, comment voulez-vous que je n'\'eprouve pas une grande g\^ene en acceptant ce sacrifice que vous faites de vous-m\^eme...\\
~~~Saulnier. Mais, madame, je...\\
~~~Madame B\'eliard, (l'interrompant.) Vous vous plaignez d'\^etre attel\'e \`a la machine.\\
~~~Saulnier. H\'elas! vous n'avez pas compris! Mais non, je ne m'en plains pas.\\
~~~Madame B\'eliard, (poursuivant.) Qu'il soit, une fois pour toutes, bien entendu que ce n'est pas moi qui vous force, ni m\^eme qui vous demande d'y rester attel\'e.\\
~~~Saulnier. Quoi? vous ne me demandez plus... (Comme s'il venait soudain de saisir un sous-entendu.) Vous avez raison, madame! (Avec \'emotion.) Je ne vous importunerai pas plus longtemps de mon indiscr\`ete personne. Je suis un l\^ache. Dans mon cas, l'on se tait ou l'on s'en va. Je m'en vais, madame, je m'en vais.\\
(Il saisit brusquement son pardessus et son chapeau.)\\
~~~Madame B\'eliard, (d\'econcert\'ee.) Que faites-vous?\\
~~~Saulnier. Vous me remplacerez plus facilement que vous ne le pensez. Je vous y aiderai.\\
~~~Madame B\'eliard, (faisant un pas vers lui.) Vous \^etes fou?\\
~~~Saulnier. Adieu, madame!...\\
(Il sort vite et ferme la porte.)\\
~~~Madame B\'eliard, (apr\`es un moment o\`u elle demeure immobile et interdite.) Que lui ai-je dit? (Elle court \`a la porte, l'ouvre, regarde dehors, revient, court \`a la porte de gauche qu'elle ouvre.) Louise! Madeleine! (Un silence.) Madeleine!\\
(Un silence. Elle referme la porte de gauche et court vers celle du fond, rest\'ee entr'ouverte. A ce moment, M. Desormeaux pousse cette derni\`ere et entre.)\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 9\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~(Madame B\'eliard, Desormeaux.)\\
~~~Madame B\'eliard. Ah! mon cher Desormeaux, c'est vous...\\
~~~Desormeaux. Ch\`ere amie, je vous pr\'esente mes hommages. Mais qu'avez-vous?\\
~~~Madame B\'eliard. Voulez-vous me rendre un tr\`es grand service? Courez dans la rue apr\`es Saulnier, qui sort d'ici.\\
~~~Desormeaux. Je viens de le croiser. Mais qu'y a-t-il? Vous paraissez boulevers\'ee, ma bonne amie.\\
~~~Madame B\'eliard. Rien... Une discussion. Vous savez comme il s'emporte.\\
~~~Desormeaux. Avec vous, lui? (Sur un ton de plaisanterie confidentielle.) Votre soupirant?\\
~~~Madame B\'eliard. Taisez-vous! Il s'agit bien de cela! Allez, vite, vite!\\
(Elle le pousse vers la porte et il sort au moment o\`u Madeleine entre par la porte de gauche.)\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 10\\
~~~~~~~~~~~~~~(Madame B\'eliard, Madeleine, puis Desormeaux et Saulnier.)\\
~~~Madeleine. C'est Desormeaux qui s'en va, ma tente? Mais le d\'ejeuner est pr\^et.\\
~~~Madame B\'eliard. Il revient tout de suite.\\
~~~Madeleine. Ne viens-tu pas de m'appeler?\\
~~~Madame B\'eliard. Si, ma ch\'erie. Je viens d'avoir une discussion avec M. Saulnier. Il s'est emport\'e, je lui ai dit des choses d\'esagr\'eables et il vient de s'en aller comme \c{c}a! Un coup de t\^ete!\\
~~~Madeleine. Mon Dieu!\\
~~~Madame B\'eliard. Je t'ai appel\'ee te dire de courir apr\`es lui; c'est trop absurde. Mais Desormeaux est parti le chercher.\\
~~~Madeleine. A propos de quoi, cette discussion?\\
~~~Madame B\'eliard. De rien... A propos d'une ouvri\`ere, Mademoiselle C\'eline, tu sais? Je voulais qu'elle f\^ut nomm\'ee contrema\^itresse.\\
~~~Madeleine. Elle? Ah! je comprends. Mais comment, ma tante...\\
~~~Madame B\'eliard. Les voil\`a. Monte vite. Je vais t'envoyer Desormeaux.\\
(Madeleine sort \`a gauche. La porte du fond s'ouvre. Paraissent Desormeaux et Saulnier.)\\
~~~Desormeaux, (\`a Saulnier.) Passez donc, je vous en prie, mon cher, c'est vous qu'on attend.\\
~~~Saulnier. Madame, \`a quoi bon?...\\
~~~Madame B\'eliard, (\`a Desormeaux.) Merci, Desormeaux. Voulez-vous monter, Mademeine est l\`a-haut.\\
(Elle le conduit \`a la porte de gauche. Desormeaux sort en faisant un petit salut \`a Saulnier. Madame B\'eliard referme la porte.)\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 11\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~(Madame B\'eliard, Saulnier.)\\
~~~Madame B\'eliard, (allant \`a Saulnier qui se tient immobile et sombre pr\`es de la table.) Je pense... j'esp\`ere bien que vous allez revenir tout \`a l'heure apr\`es d\'ejeuner. Mais si j'ai demand\'e \`a mon ami Desormeaux de courir apr\`es vous, c'est que je voudrais effacer tout de suite...\\
~~~Saulnier. Madame, il vaut mieux que je quitte cette maison.\\
~~~Madame B\'eliard, (alarm\'e.) Mais non! Vous m'aurez mal comprise ou je me serai mal exprim\'ee. Dans cette d\'eplorable discussion...\\
~~~Saulnier, (l'interrompant.) Elle fut salutaire, puisqu'elle me permet de m'en aller, puisqu'elle m'en donne le courage.\\
~~~Madame B\'eliard. Est-il Dieu possible!\\
~~~Saulnier. Ne craignez pas que je vous laisse dans l'embarras. J'ai d\'ej\`a envisag\'e quelquefois...\\
~~~Madame B\'eliard. Vous ai-je fait de la peine au point que vous d\'esiriez vraiment partir?\\
~~~Saulnier. Ce n'est pas votre faute.\\
~~~Madame B\'eliard. Pardonnez-moi! Oubliez ce que j'ai pu vous dire. Il est impossible que vous ne sentiez pas que j'ai beaucoup d'amiti\'e, beaucoup d'affection pour vous. Mieux que jamais je viens moi-m\^eme de m'en rendre compte, tout \`a l'heure, en vous voyant partir ainsi.\\
~~~Saulnier, (tr\`es \'emu.) Madame... C'est vous, vous qui me dites cela! Comment ai-je pu vous parler comme je l'ai fait tout \`a l'heure, si...\\
~~~Madame B\'eliard. Je sais bien comme vous \^etes prompt \`a vous emporter. Je n'aurais pas d\^u m'en blesser.\\
~~~Saulnier. Si vous saviez comme j'ai honte!\\
~~~Madame B\'eliard, (lui prenant les mains.) Vous \'etiez malheureux! Ah! je ne me rendais pas compte que vous \'etiez vraiment malheureux. Mais vous ne le serez plus, je ne veux plus. Il faut rester! Je vous le demande pour vous-m\^eme!\\
~~~Saulnier. Vous ne me fuirez plus?\\
~~~Madame B\'eliard. Non! ne me croyez pas une m\'echante femme; mais...\\
~~~Saulnier, (avec passion.) Je ne puis aimer que vous! Pour moi, il n'existe que vous au monde! Et c'\'etait ainsi d\'ej\`a, il y a neuf ans, quand j'\'etais, rappelez-vous, ce petit chimiste, nouveau venu dont vous n'arriviez pas \`a retenir le nom.\\
~~~Madame B\'eliard, (attendrie.) Quoi! D\`es votre entr\'ee \`a l'usine?...\\
~~~Saulnier. Oui. Et si je suis rest\'e ici, c'est \`a cause de vous. J'avais projet\'e de courir l'Europe, fort de mon dipl\^ome; je serais all\'e de pays en pays, de laboratoire en usine. Une ann\'ee ici, une ann\'ee l\`a. Je voulais voir, conna\^itre, apprendre, choisir! J'avais bien le temps de me sp\'ecialiser, de prendre racine, d'envisager un avenir! Le hasard a voulu que j'entre ici d'abord. Et j'y suis rest\'e malgr\'e moi, \`a cause de vous! Oui. Si j'ai tout appris de ce m\'etier, si j'ai travaill\'e avec tant d'ardeur, tant de z\`ele, c'est que je n'avais pas en mon pouvoir d'autre moyen de me d\'epenser pour vous.\\
~~~Madame B\'eliard. Cher Saulnier! Mais vous ne me connaissiez pas?\\
~~~Saulnier. Je vous regardais de loin, je vous r\^evais.\\
~~~Madame B\'eliard. Que saviez-vous de moi?\\
~~~Saulnier. Que je vous aimais. Ah! dites-vous bien que si je suis arriv\'e jusqu'\`a cette place que j'occupe ici, c'est uniquement le besoin de me rapporcher de vous qui m'y a pouss\'e, c'est la folle ambition d'attirer vos regards sur moi! Sans vous, je ne dirigerais pas cette usine!\\
~~~Madame B\'eliard, (sur un ton de protestation \'etonn\'ee.) Si, tout de m\^eme!...\\
~~~Saulnier. Non! Et il d\'epend de vous que je le fasse avec joie ou avec d\'esespoir.\\
~~~Madame B\'eliard. Il faudra bien que ce soit avec joie!\\
~~~Saulnier. S'il est vrai que vous ayez de l'affection pour moi...\\
~~~Madame B\'eliard. C'est vrai.\\
~~~Saulnier, (pressant.) Laissez-moi un peu vous aimer! Accordez-moi un peu de votre ch\`ere pr\'esence! Avant de le repousser, acceptez au moins de conna\^itre mon coeur!\\
~~~Madame B\'eliard. Ne dites plus rien!... Cela sera... Cela sera ainsi. (Saulnier sasit et baise la main de Madame B\'eliard, avec transport. Madame B\'eliard, avec un regard inquiet vers la porte:) Laissez-moi, maintenant... Soyez bien; soyez gai... (Elle recule vers la porte de gauche, et Saulnier la suit, tenant ses mains. Elle se d\'egage doucement.) Vous verrez, mon cher, cher ami, vous verrez, vous ne serez plus malheureux! Je vous le promet. (Elle l'arr\^ete du geste et gagne la porte.) A tout \`a l'heure. Partez maintenant. A tout \`a l'heure.\\
(Elle sorte \`a gauche. Saulnier demeure immobile, les yeux sur la porte que Madame B\'eliard vient de fermer.)\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~(Rideau)\\











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