\documentclass[b5paper,12pt]{article}

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\begin{document}
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{
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~L'Air du Temps\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Com\'edie en trois actes de Charles Vildrac \\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~Personnages\\
Capellan. ~~~M. Jacques Gr\'etillat.\\
Madame Cassin. ~~~Mme Germaine Lan\c{c}ay.\\
Devilder.~~~M.Paul OEttly.\\
Paulette. ~~~Mmes Madeleine Lamber.\\
La Bonne. ~~~C\'ecile Karkoff.\\
Robert. ~~~MM. Jean-Louis Allibert.\\
Manesse.~~~Jean Fleur.\\
\\
(Cette pi\`ece a \'et\'e repr\'esent\'ee pour la premi\`ere fois le 23 f\'evrier 1938 au th\'e\^atre du Vieux-Colombier. Mise en sc\`ene de Ren\'e Rocher.)\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Acte 1\\
(Une chambre au rez-de-chauss\'ee d'une maison paysanne. Murs blanchis \`a la chaux; humble mobilier. Au fond, porte et fen\^etre donnant sur les champs. Contre le mur de gauche, lit bateau avec sa table de nuit. A droite, une chemin\'ee, une table diversement encombr\'ee: d'un c\^ot\'e, sur une serviette qui fait office de nappe, les restes d'un d\'ejeuner servi pour une personne; de l'autre, piles de livres et objets disparates.)\\
\\
chaux~~~石灰\\
bateau~~~舟の形をした(?)\\
\\
(Il r\`egne dans la chambre un certain d\'esordre: v\^etements jet\'es sur une chaise ou sur le lit; bouteilles vides sur la commode, ustensiles de p\^eche dress\'es contre le mur. Au premier plan \`a gauche, une st\`ele de sculpteur sur laquelle on devine, envelopp\'ee de linges mouill\'es, la forme d'une t\^ete. Seau de fer au pied de la st\`ele.)\\
\\
st\`ele~~~記念石柱\\
\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 1\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Capellan, puis Madame Cassin\\
(Au lever du rideau, Capellan, assis pr\`es de la chemin\'ee, lit en fumant la pipe. Il porte, sur un \'epais chandail, un v\^etement de velour \`a c\^otes; il est chauss\'e de gros soulier. Barbe de plusieurs jours. On frappe \`a la porte.)\\
\\
chandail~~~セーター\\
\\
~~~Capellan, (dans un grognement.) Oui... Entrez!\\
(Madame Cassin entre, portant sur une assiette une tasse de caf\'e.)\\
~~~Madame Cassin. Je vous fais attendre votre caf\'e!\\
~~~Capellan, (sans lever la t\^ete.) \c{C}a ne fait rien, Madame Cassin.\\
~~~Madame Cassin, (volubile, posant la tasse de caf\'e sur la table.) Je l'avais mis sur le bord du po\^ele pour qu'il se tienne chaud, le temps d'aller faire rentrer une garce de poule qu'\'etait dans le potager. C'est toujours la m\^eme qui me joue ce tour-l\`a en volant par-dessus la haie. J'ai eu du mal \`a l'attraper, mais, une fois que je l'ai eue, j'ai dit: "Attends, ma vieille!" Et je lui ai rogn\'e les ailes. Apr\`es, je retourne \`a mon po\^ele, mais voil\`a que le feu \'etait quasiment mort. A fallu que je le ravigote et remette le caf\'e \`a chauffer. (Capellan pose son livre ouvert sur la chemin\'ee, se l\`eve et va prendre son caf\'e, debout, tandis que Madame Cassin commence \`a desservir la table.) Je n'ai mis qu'un morceau de sucre.\\
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garce~~~性悪女、売春婦、厭な・・・\\
haie~~~生垣\\
rogn\'e~~~端を切る\\
quasiment~~~ほとんど\\
ravigote~~~元気づける\\
\\
~~~Capellan. C'est suffisant.\\
~~~Madame Cassin. Vous me navrez toujours \`a prendre votre caf\'e debout, Monsieur Capellan! Comme on dit chez nous: "Caf\'e pris debout, caf\'e sans go\^ut."\\
~~~Capellan. Bah!\\
~~~Madame Cassin. Le trouvez-vous seulement assez chaud?\\
~~~Capellan. Mais oui, tr\`es chaud.\\
~~~Madame Cassin, (s'interrompant de d\'ebarrasser la table.) \c{C}a fait plaisir d'avaler du chaud par ces temps humides. Regardez voir ce printemps que nous allons encore avoir! On n'ose seulement pas planter les pommes de terre, crainte qu'elles g\`elent ou qu'elles pourrissent... Et mon lapin, vous l'avez trouv\'e bon?\\
~~~Capellan. Excellent! Vous voyez, je n'en ai pas laiss\'e.\\
~~~Madame Cassin. Mon mari s'en est r\'egal\'e aussi. J'ai tout de m\^eme bien fait de vous demander ce matin si vous ne craigniez pas l'ail; des fois que vous l'auriez craint, je vous aurais fait, comme pour moi, une petite fricass\'ee \`a part. Moi, qu'est-ce que vous voulez, c'est pas que l'ail me d\'epliase, mais je ne le dig\`ere pas. Quant \`a mon mari, lui...\\
\\
se r\'egaler~~~(うまいものを)楽しむ\\
ail~~~にんにく\\
\\
~~~Capellan, (reprenant son livre.) Oui, c'est ce que vous me disiez ce matin.\\
(Il secoue sa pipe dans l'\^atre, la fourre dans sa poche et s'assied.)\\
\\
\^atre~~~暖炉\\
\\
~~~Madame Cassin. Aurez-vous seulement assez de bois pour la journ\'ee, Monsieur Capellan?\\
~~~Capellan. Oui!... d'autant que j'irai sans doute faire un tour.\\
~~~Madame Cassin. Eh bien, vous savez, c'est gur\`ere un temps \`a se promener. C'est partout gluant et tremp\'e.\\
~~~Capellan, (qui d\'esire ostensiblement reprendre sa lecture.) Avec des sabots...\\
\\
ostensiblement~~~露骨に、これみよがしに\\
\\
~~~Madame Cassin. Il y a des endroits o\`u vous avez un mal de tous les diables \`a les arracher de la boue, vos sabots! Comme je disais \`a mon mari: "Plut\^ot que de t'ent\^eter \`a labourer, tu ferais mieux de rester encore une couple de jours \`a scier des b\^uches!"\\
~~~Capellan. Bien s\^ur...\\
~~~Madame Cassin. D'un autre c\^ot\'e, comme il dit, la terre n'est pas encore si tellement mouill\'ee profond et, si la pluie venait \`a s'installer, on ne pourrait plus labourer de longtemps... (Un silence.) Bien s\^ur que vous ne pouvez tout de m\^eme pas lire \`a pleine journ\'ee. \c{C}a fatigue les yeux. Faut changer d'occupation. Et puis, voil\`a que vous ne pouvez plus p\^echer depuis une bonne dizaine de jours, avec ces eaux hautes et ce courant qu'il y a. C'est pas de chance. Dommage que le gamin rentre si tard de l'\'ecole... Sans \c{c}a, vous auriez pu continuer de le faire en sculpture.\\
~~~Capellan. \c{C}a sera pour jeudi.\\
~~~Madame Cassin, (s'approchant du buste.) Regardez voir un peu comme le voil\`a emmaillot\'e de pansements! (Un silence. Elle regarde Capellan qui para\^it plong\'e dans sa lecture.) Je vous d\'erange, excusez! J'ai de l'eau qui chauffe pour ce bout de vaisselle et le feu est encore capable d'\^etre tomb\'e. (Elle s'empare \`a deux mains de la vaisselle rassembl\'ee, mais la repose sur la table.) A propos, Monsieur Capellan, vous savez que mon engelure a perc\'e! \\
\\
emmaillot\'e~~~包帯でくるむ\\
s'empare~~~すばやく掴む\\
vaisselle~~~食器\\
engelure~~~霜焼け\\
\\
~~~Capellan. Ah! oui! (Surmontant son indiff\'erence.) \c{C}a doit vous faire mal?\\
~~~Madame Casssin. Croiriez-vous que \c{c}a m'a plut\^ot soulag\'ee? D'abord, il n'est pas certain que ce soit une engelure. \c{C}a me d\'emangeait comme une engelure, mais \c{c}a m'a tout l'air d'\^etre m\^atin\'e d'autre chose. J'en ai eu, des engelures, dans ma vie! Je tiens \c{c}a de ma pauvre m\`ere qui en avait chaque hiver, d'autant qu'elle \'etait frileuse et qu'elle se mettait les pieds dans le feu par temps de neige. Bref, une engelure, \c{c}a vous travaille le sang, mais pas les humeurs. Moi, sur la mienne, y s'est d'abord form\'e vous diriez une esp\`ece de cro\^ute...\\
\\
frileuse~~~寒がりの\\
\\
~~~Capellan, (l'interrompant.) Dites donc, Madame Cassin, pendant que j'y pense---excusez-moi de vous interrompre---\`a qui appartient donc cet \'etang qui se trouve presque en bordure de la route de Courpalay, vous savez, pass\'e la Tuilerie?\\
~~~Madame Cassin. Ah! ben, c'est l'\'etang de la Tuilerie, qu'on l'appelle. Pour vous dire \`a qui que c'est qu'il appartient, ma foi...\\
~~~Capellan. J'ai vu au bord un vieil \'ecriteau: "P\^eche r\'eserv\'ee". \c{C}a m'a donn\'e envie d'y p\^echer. Il y a de la perche l\`a dedans. Je voudrais bien savoir \`a qui demander l'autorisation.\\
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perche~~~竿\\
\\
~~~Madame Cassin. Mon mari vous dira \c{c}a! Il y a des chances pour qu'il connaisse le propri\'etaire. Il n'aura peut-\^etre qu'\`a lui dire un mot.\\
~~~Capellan. Je paierais bien un droit de p\^eche pour prendre un peu de poisson. Dans votre sacr\'ee rivi\`ere, il n'y a rien du tout.\\
~~~Madame Cassin. Je vais lui parler de \c{c}a, \`a mon homme, quand il va rentrer.\\
(Elle reprend la vaisselle.)\\
~~~Capellan. Merci. (Il s'empresse vers la porte.) Attendez, je vais vous ouvrir.\\
(Il ouvre la porte, qu'il maintient, obligeant ainsi Madame Cassin \`a sortir.)\\
~~~Madame Cassin, (sortant.) Je vais revenir pour \^oter la serviette...\\
~~~Capellan. Mais non, ne vous d\'erangez pas, je vais le faire. L\`a! merci, Madame Cassin.\\
(Il referme la porte, revient lentement, tire \`a lui la serviette, qu'il secoue, plie en deux et pose sur le dossier d'une chaise. Il revient \`a la chemin\'ee, prend son livre ouvert, y jette un regard machinal, le ferme et le lance sur la table. Puis, taciturne, il se met \`a arpenter la chambre en bourrant sa pipe. Au moment o\`u il s'arr\^ete pour l'allumer, Madame Cassin para\^it dans l'entreb\^aillement de la porte.)\\
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arpenter~~~測量する、大股で歩きまわる\\
bourrant~~~詰める\\
\\
~~~Madame Cassin, (anim\'ee.) Monsieur, voil\`a de la visite! Un monsieur!\\
~~~Capellan, (interdit.) Hein? Un monsieur? Demandez-lui son nom... Demandez-lui ce qu'il veut.\\
~~~Devilder, (derri\`ere la porte entr'ouverte.) C'est moi, cher ami: Devilder!\\
(Madame Cassin ouvre la porte grand et s'efface pour laisser entrer Devilder; elle se retirera en fermant la porte apr\`es les premi\`eres r\'epliques de la sc\`ene suivante.)\\
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~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Sc\`ene 2\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~(Capellan, Devilder.)\\
~~~Capellan, (avec un \'etonnement m\^el\'e d'inqui\'etude.) Par exemple!...\\
~~~Devilder, (examinant Capellan avec curiosit\'e.) Bonjour, mon cher Capellan! Je vous atteins enfin!\\
~~~Capellan, (lui serrant la main.) Comment cela... ?\\
~~~Devilder. Je me suis tromp\'e de route: j'erre dans cette r\'egion depuis une heure.\\
~~~Capellan. Avec votre voiture?\\
~~~Deviler. Oui. Je l'ai laiss\'ee dans un pr\'e, \`a l'entr\'ee de votre esp\`ece de chemin creux... \c{C}a vous \'epate, hein, de me voir arriver comme \c{c}a. J'ai d\^u courir \`a B\^ale avant-hier pour affaire et j'avais la ferme intention de faire un crochet pour vous serrer la main au retour.\\
~~~Capellan, (rassur\'e.) Ah! bon! Tr\`es gentil.\\
~~~Devilder. J'ai pens\'e que je pouvais, dites?\\
~~~Capellan. Comment donc!\\
~~~Devildeer. J'ai quitt\'e la grand'route \`a Vesoul. Je me suis rendu compte apr\`es que j'aurais d\^u la quitter beaucoup plus t\^ot.\\
~~~Capellan. En effet! Asseyez-vous donc. Sur le moment, je me suis demand\'e quel monsieur...\\
~~~Devilder. Voyons, ce ne pouvait \^etre que moi, puisque je suis le seul \`a savoir o\`u vous nichez.\\
\\
nichez~~~巣ごもる\\
\\
~~~Capellan. Oh! le seul!...\\
~~~Devilder. Mais oui. Vous avez bien pu vous rendre compte que je respectais la consigne?\\
~~~Capellan. Je vous en remercie.\\
~~~Devilder. Je n'ai jamais confi\'e \`a personne le soin de r\'eexp\'edier ici tout ce qui pouvait arriver pour vous \`a la galerie.\\
~~~Capellan. Vraiment? Je pourrais bien maintenant faire en sorte de vous \'epargner cette corv\'ee?\\
\\
consigne~~~指令、手荷物預り所、保証金\\
corv\'ee~~~雑役\\
\\
~~~Devilder. Pensez-vous! Il est tout \`a fait normal, mon cher, qu'un artiste "r\'esidant en province" \'elise domicile chez son marchand, chez son \'editeur. (Il allume une cigarette.) Et alors? Comment vous trouvez-vous? La sant\'e, le moral?\\
~~~Capellan. \c{C}a va.\\
~~~Devilder. Vrai?\\
~~~Capellan. Vrai.\\
\\
\'elise~~~\'elire~~~選ぶ\\
\\
~~~Devilder, (l'examinant.) \c{C}a fait combien: quatre mois, cinq mois que vous avez quitt\'e Paris?\\
~~~Capellan. Bient\^ot six.\\
~~~Devilder, (apr\`es r\'eflexion.) C'est vrai... (Il examine la pi\`ece.) Ce n'est pas l\`a tout votre logis?\\
~~~Capellan. Si. J'y dors, lis, travaille et j'y prends mes repas, que m'apporte la bonne femme que vous venez de voir; c'est la fermi\`ere.\\
~~~Devilder. Vous avez recommenc\'e \`a travailler! J'ai tout de suite rep\'er\'e \c{c}a! (Il tend le menton vers la st\`ele.) Ah! tant mieux! Et croyez qu'en ce moment ce n'est pas le marchand qui parle. Vous avez pu trouver un mod\`ele?\\
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st\`ele~~~石碑、記念石柱\\
\\
~~~Capellan. Le gosse d'ici.\\
~~~Devilder. C'est \'egal, dites donc, elle n'est pas du dernier confort, votre retraite.\\
~~~Capellan. Je m'y trouve parfaitement bien.\\
~~~Devilder, (avec un enjouement un peu forc\'e.) Vous avez pris une de ces allures de vieux croquant! De loin je ne vous aurais pas reconnu.\\
~~~Capellan. Vous me trouvez chang\'e?\\
~~~Devilder. Hum... pas fonci\`erement, c'est-\`a-dire que...\\
\\
croquant~~~百姓\\
fonci\`erement~~~根本に\\
\\
~~~Capellan. J'ai l'air sale? J'ai une barbe de trois jours, c'est vrai. Vous savez, le matin, je me l\`eve t\^ot pour aller \`a la p\^eche et je ne prends pas le temps de me raser. Apr\`es, je n'y pense plus.\\
~~~Devilder. La rivi\`ere est poissonneuse?\\
~~~Capellan. Tr\`es. Dites donc, Devilder, un petit verre de marc, hein? \c{C}a vous r\'echauffera.\\
~~~Devilder. Ma foi, volontiers. C'est le marc du pays?\\
~~~Capellan. Il n'y a pas de marc ici, voyons! (Il va chercher la bouteille sur la commode.) C'est un excellent marc de Bourgogne que m'a envoy\'e Chevrillon. Il appelle \c{c}a du marc de sculpteur.\\
~~~Devilder. En voil\`a un qui a donc votre adresse?\\
~~~Capellan. Bien s\^ur, tiens! Chevrillon!... Ah! je n'ai qu'un petite verre. Il sera pour vous. Moi...\\
(Il va chercher le verre \`a eau de sa toilette.)\\
~~~Devilder, (qui l'a suivi des yeux.) Tout de m\^eme, vous \^etes ici provisoirement?\\
~~~Cappellan. Admettons. Rien de durable comme le provisoire.\\
~~~Devilder. Vous ne songez pas \`a vous installer vraiment, ici ou ailleurs? Je veux dire: \`a vous donner un cadre qui soit en rapport avec... ?\\
~~~Capellan, (l'interrompant.) Vous n'imaginez pas l'agr\'ement que je trouve \`a me sentir hors cadre.\\
~~~Devilder. Allons donc! vous n'\^etes tout de m\^eme pas fait pour cette vie-l\`a.\\
~~~Capellan. Vous croyez que j'\'etais fait pour celle que je menais \`a Paris?\\
~~~Devilder. Mais vous pouvez en mener une autre \`a Paris!\\
~~~Capellan. Il n'est pas mal, son marc de sculpteur, hein?\\
~~~Devilder. Magnifique. (Il boit.) Sans blague, cher ami, la solitude ici, en cette saison, ce doit \^etre dur?\\
~~~Capellan. Oui, parfois. Mais c'est net, c'est nu, c'est profond. On peut l'aimer comme le marin aime la mer, qui n'est pas toujours dr\^ole non plus.\\
~~~Devilder. Vous aviez de tr\`es belles, de tr\`es agr\'eables relations. Vous ne me ferez pas croire que...\\
~~~Capellan, (sombre.) Rien de commun avec la plupart de ces gens-l\`a. Il a fallu que je vienne ici pour m'en rendre compte.\\
~~~Devilder. Allons donc! vous avez de commun avec eux des ann\'ees de vie parisienne.\\
~~~Capellan. Ne m'en parlez pas, c'est lamentable.\\
~~~Devilder. Vous avez des amis qui vous aiment, que vous aimez.\\
~~~Capellan. Oui, deux ou trois vieux compagnons de travail et de lutte rest\'es plus purs que moi. Je les voyais quelques instans \c{c}\`a et l\`a, chez eux ou \`a Montrouge, dans mon atelier. Depuis mon mariage, ils ne venaient plus chez moi. Ils reviendront ici.\\
~~~Devilder. Manesse est votre ami d'enfance et il n'a pas cess\'e de venir chez vous.\\
~~~Capellan. Oui, c'\'etait le seul.\\
~~~Devilder. Je ne sais s'il vous manque, mais vous lui manquez beaucoup!\\
~~~Capellan. H\'elas! il ne me manque pas. Il fait partie de ce que j'ai fui. Voyez-vous, il y a des vins qui ne tiennent pas la bouteille et des habitudes qu'il ne faut pas laisser vieillir. Pauvre Manesse! Enlis\'e dans le confort, \'epanui dans la m\'ediocrit\'e.\\
~~~Devilder. Vous \^etes terrible! Ce n'est pas un aigle, \'evidemment, mais c'est un \^etre charmant, bon, sprituel.\\
~~~Capellan. Spirituel? Ah! oui! En fait de plaisanteries, il poss\`ede un r\'epertoire \'eprouv\'e sinon tr\`es \'etendu. Depuis trente ans, je n'ai jamais d\^in\'e avec lui une seule fois sans qu'au moment de passer \`a table il se mette \`a brailler: \textit{Ah! que nos p\`e's \'etaient heureux quand ils \'etaient \`a table!} (Devilder rit.) Trente ans! Et ces derni\`eres ann\'ees il d\'ejeunait chez moi tous les mercredis. Je ne l'injuriais m\^eme plus. Il me donnait le cafard.\\
~~~Devilder. Je l'ai vu avant de quitter Paris. Je lui ai dit que j'allais peut-\^etre vous voir. Il avait bien envie de m'accompagner.\\
(Un silence.)\\
~~~Capellan, (avec m\'elancolie.) Je le ferai venir un jour, cet \'et\'e, avec Chevrillon.\\
~~~Devilder. Cet \'et\'e! J'esp\`ere bien que vous ne serez plus ici!\\
~~~Capellan. Ce sera divin ici, cet \'et\'e. La rivi\`ere, les pr\'es, le cort\`ege de peupliers, vous avez vu?\\
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cort\`ege~~~列\\
\\
~~~Devilder. Oui... Et vous allez vous contenter de faire de la sculpture dans cette chambre?\\
~~~Capellan. J'aurai un atelier magnifique. En plein air, ou presque. On va me d\'ebarrasser un grand hangar et je ferai venir une partie de mon mat\'eriel.\\
~~~Devilder, (d\'econtenanc\'e.) Mais... vous gardez toujours votre atelier de Montrouge?\\
~~~Capellan. Bien s\^ur.\\
~~~Devilder. Et vous y retrournerez de temps en temps, c'est moi qui vous le dis!\\
~~~Capellan. J'y suis d\'ej\`a retourn\'e.\\
~~~Devlder. Cachottier!\\
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Cachottier~~~つまらない隠し事をする人、秘密めかす人\\
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~~~Capellan. Pour y prendre de quoi faire ce petit buste. A propos, Devilder, la clef que je vous ai envoy\'ee pour que vous alliez chercher le moulage de la bacchante?\\
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moulage~~~鋳造物\\
bacchante~~~バッカス、乱酔した女\\
\\
~~~Devilder. C'est votre fils qui l'a. Je suis all\'e chercher le moulage avec lui.\\
~~~Capellan. C'est vrai, il me l'a \'ecrit dans sa derni\`ere lettre, il y a bien trois semaines... Qu'est-ce qu'il devient, celui-l\`a? Il annon\c{c}ait que Jean Colliard l'avait choisi comme op\'erateur pour tourner un film en Bretagne. Est-ce que \c{c}a s'est fait? Non, naturellement?\\
~~~Devilder. Je ne sais pas. La derni\`ere fois que j'ai vu Robert il m'en a parl\'e comme d'une certitude. Tenez, c'\'etait pr\'ecis\'ement \`a l'ouverture de l'exposition.\\
~~~Capellan. Ah! il y \'etait?\\
~~~Devilder. Il vous repr\'esentait, mon cher, et non sans orgueil.\\
~~~Capellan. Vous m'\'etonnez! S'il y en a un qui se fout bien de ma sculpture et qui n'y compred rien!\\
~~~Devilder, (protestant.) Oh! comme si vous ne l'aviez jamais vu en admiration devant vos oeuvres!\\
~~~Capellan. Il les admire surtout pour les prix qu'elles font!\\
~~~Deviler. Pendant que vous y \^etes, dites cela de moi aussi! C'est effrayant ce que la solitude vous rend injuste!\\
~~~Capellan. Dommage que vous n'ayez pu, au lieu d'un moulage en pl\^atre, exposer une des trois \'epreuves en bronze.\\
~~~Devilder. Oui, c'est dommage! Comme je vous l'ai \'ecrit, impossible d'emprunter la seule \'epreuve qui se trouve \`a Paris, celle du docteur Leroy. Il se baladait en Haute-Egypte. N'emp\^eche que votre bacchante a \'et\'e admir\'ee. Le loulage est beau. Vous le verrez dans votre atelier, o\`u nous l'avons mis en reportant le moule. Tenez, entre autres, Paulin Labrousse \'etait navr\'e quand je lui ai dit qu'il n'y avait plus d'\'epreuve \`a vendre.\\
~~~Capellan, (haussant les \'epaules.) Naturellement, ce qui lui a plu, \`a celui-l\`a, ce n'est pas la qualit\'e de la sculpture---il n'y comprend rien---c'est ce qu'il y a vu d'\'erotique. Mais, de toute fa\c{c}on, il n'aurait pas achet\'e, je le connais.\\
~~~Devilder. Qui sait? Maintenant qu'il est ministre!\\
~~~Capellan. Ministre?\\
~~~Devilder. Vous ne saviez pas?\\
~~~Capellan. Non. Ministre de quoi?\\
~~~Devilder. De l'Agiculture maintenant, depuis le dernier remaniement, et, avant, des Pensions. Il est entr\'e dans le minist\`ere Gambier apr\`es la chute de Floraiau. Vous ne lisez donc aucun journal?\\
~~~Capellan. Ah! non, alors! Ici, ni journaux, ni T.S.F. C'est merveilleux. Le mensonge ni la b\^etise n'atteignent Grand-Br\'eau; du moins, sous cette forme redoutable.\\
~~~Deviler. Alors, vous ne savez rien de ce qui se passe?\\
~~~Capellan. Si, je sais par exemple que le vent est au nord-ouest depuis deux jours,s que le bl\'e est en avance ou que la lapine a fait des petites. S'il se passait dans le monde quelque chose de vraiment impotant, je finirasi bien par le savoir. Vous avez des \'ev\'enements \`a m'apprendre? A-t-on d\'ebarrass\'e Paris d'une centaine de statues?\\
~~~Devilder. H\'elas! non.\\
~~~Capellan. Une conf\'erence internationale a-t-elle abouti \`a quelque chose?\\
~~~Devilder. \c{C}a, vous m'en demandez trop.\\
~~~Capellan. Sans blague? Rien de sensationnel, hein?\\
~~~Deviler, (apr\`es une h\'esitation, avec s\'erieux.) Si... (Devant le brusque mouvement d'attention de Capellan, il refoule visiblement sa pens\'ee et reprend sur un ton enjou\'e.) Si... certainement! Mais je ne sais pas o\`u vous en \^etes rest\'e, moi! Avez-vous appris qu'Hippolyte Labarre est mort il y a deux mois?\\
~~~Capellan. Tines!... Je le croyais mort depuis au moins dix ans!\\
~~~Devilder. Rochon est entr\'e \`a l'Institut.\\
~~~Capellan. Autre enterrement! Parlez-moi plut\^ot des vivants! Que fait le petit p\`ere Burinet?\\
~~~Devilder. Un monument aux morts pour je ne sais plus quelle colonie. C'est heureux pour lui, car je n'arrive pas \`a caser son dernier envoi au Salon.\\
~~~Capellan. Les affaires sont toujours calmes?\\
~~~Devilder. Tr\`es. C'est comme \`a la Bourse. On ne travaille un peu que sur les valeurs d'arbitrage. Tenez, j'ai vendu ma petite terre cuite de Carpeaux, vous savez?\\
~~~Capellan. Ah! oui. (Un temps.) Au fait, je ne vous ai m\^eme pas demand\'e comment \c{c}a allait chez vous. Madame Devilder?\\
~~~Devilder. Tr\`es bien. Elle est all\'ee passer un mois dans le Midi, chez ses parents.\\
(Un silence.)\\
~~~Capellan. Encore une goutte de marc?\\
~~~Devilder. Non, merci. (Un temps.) Et... vous ne me demandez pas des nouvelles de... de votre femme?\\
~~~Capellan, (se dressant, dans un ricanement.) Ma femme?... Mon Dieu, si, je vous en demande, de ses nouvelles. Elle est toujours heureuse avec son greluchon?\\
~~~Devilder. Non. Fini. C'est fini, je pense, depuis un mois. Je br\^ulais de vous le dire et je vous l'aurais \'ecrit si vous ne m'aviez fait promettre de ne jamais vous parler d'elle.\\
~~~Capellan, (avec une \'emotion mal contenue.) Ainsi, ce petit saligaud l'a d\'ej\`a plaqu\'ee! Bien fait!\\
~~~Devilder. Du tout, cher ami, je crois savoir que c'est elle qui...\\
~~~Capellan, (railleur.) Ah! bon! Elle en a pris un autre? Qui \c{c}a?\\
~~~Devilder, (sur un ton de reproche attrist\'e.) Oh!\\
~~~Capellan, (poursuivant.) Il y avait le copain de Robert, comment donc? le grand blond qu'elle regardait d'un oeil tendre.\\
~~~Devilder. Voyons, Capellan!...\\
~~~Capellan. Maurice Cousin? Celui-l\`a, elle se l'est peut-\^etre offert avant?\\
~~~Devilder. Vouis \^etes f\'eroce. Au fond, vous savez tr\`es bien...\\
~~~Capellan, (p\'eremptoire.) Maintenant, je la connais!\\
~~~Devilder. Vous fondez un jugement d\'efinitif sur un accident lamentable, certes, mais qui...\\
~~~Capellan. Un accident? Non, pas un accident! Pas plus que la migration chez les oiseaux. Vous savez peut-\^etre comment je l'ai connue? En faisant son buste, qui m'\'etait command\'e par son mari, son second mari. Elle en \'etait d\'ej\`a au second \`a vingt-huit ans, elle me trompe et file avec un de mes \'el\`eves! Je devais m'y attendre, Devilder, et me flatter de l'avoir gard\'ee si longtemps, moi qui suis sur le retour avec quinze ans de plus qu'elle.\\
~~~Devilder. Quelle absurdit\'e! Le gar\c{c}on dont elle se d\'etache apr\`es trois ou quatre mois n'a pas trente ans! Elle a c\'ed\'e \`a un moment de folie, d'\'egarement, \`a une erreur dont elle est vite revenue. C'est une impulsive.\\
~~~Capellan. Charmant!\\
~~~Devilder. Quant \`a ses deux premiers mariages, vous savez bien qu'ils ont \'et\'e malheureux, voil\`a tout. Il n'y a pas d'inconstance dans le fait de s'\'evader du mensonge et de la m\'ediocrit\'e, f\^ut-ce \`a deux reprises. Je crois qu'au fond votre femme n'a cess\'e de vous aimer. C'est probablement parce qu'elle s'en est aper\c{c}u qu'elle a laiss\'e choir ce gar\c{c}on.\\
~~~Capellan, (agit\'e.) Ecoutez, mon cher Deviler, il vaudrait mieux pour moi que nous parlions d'autre chose...\\
~~~Devilderr. Croyez bien que si je me suis permis...\\
(Un silence.)\\
~~~Capellan. Elle l'a laiss\'e choir!... Comment le savez-vous?\\
~~~Devilder. C'est elle qui me l'a appris.\\
~~~Capellan, (rire forc\'e.) Ah! c'est elle! Autant dire alors que vous ne savez rien du tout.\\
~~~Devilder. Mais si. A la fa\c{c}on dont elle m'a parl\'e, j'ai eu l'impression tr\`es nette...\\
~~~Capellan. Alors, vous la voyez de temps en temps?\\
~~~Devilder. Je l'ai vue \`a la galerie quand elle est venue voir l'exposion.\\
~~~Capellan. Elle a eu le toupet d'y venir?\\
~~~Devilder, (h\'esitant.) Pas le jour du vernissage. Dans la semaine qui a suivi, un matin.\\
~~~Capellan. Et depuis? Vous avez eu de ses nouvelles?\\
~~~Devilder. (h\'esitant.) Oui... c'est-\`a-dire que... elle m'a t\'el\'ephon\'e.\\
~~~Capellan, (intrigu\'e.) A quel sujet?\\
~~~Devilder. Rien d'important... un petit service.\\
~~~Capellan. Quel service? Dites?\\
~~~Deviler. Apr\`es tout, je peux bien vous le dire, elle m'a demand\'e de lui pr\^eter quelques billets... qu'elle m'a rendus depuis.\\
~~~Capellan, (insistant.) Elle vous les a rendus?\\
~~~Devilder. Elle me les a rendus. (Un temps.)\\
~~~Capellan. O\`u vit-elle maintenant si elle n'est plus avec Anjalbin?\\
~~~Devilder. Mais... chez elle, enfin... chez vous.\\
~~~Capellan. Ah! elle est revenue!... Chez elle, vous dites bien. Je lui avais fait savoir qu'elle pouvait garder cet appartement, qui lui ressemble, et tout ce qu'elle y a mis ou m'y a fait mettre...Elle dispose d'une petite fortune personnelle qui lui permettra d'y vivre. Par exemple, elle sera oblig\'ee de compter un peu. \c{C}a ne lui fera pas de mal.\\
(Un silence.)\\
~~~Devilder. Tout \c{c}a est bien triste... Ecoutez, Capellan, vous allez peut-\^etre bondir, mais mon sentiment et celui de vos meilleurs amis, c'est que vous feriez mieux de rentrer.\\
~~~Capellan, (se h\'erissant.) Hein?\\
~~~Devilder. Attendez! je veux dire de rentrer \`a Paris, f\^ut-ce pour y vivre seul, par exemple dans votre atelier qui est tr\`es habitable et o\`u vous seriez cent fois mieux qu'ici.\\
~~~Capellan. Non!\\
~~~Devilder. Il n'y a pas de raison pour que vous rompiez avec vos amis, vos habitudes de travail! Certains contacts vous sont n\'ecessaires, quoi que vous pr\'etendiez.\\
~~~Capellan. Si, il y a des raisons pour que je rompe un long temps avec tout! J'ai \'et\'e bless\'e, offens\'e, abreuv\'e de d\'ego\^ut! Comprenez donc qu'il me faut \'eviter tout ce qui peut, de loin ou de pr\`es, me rappeler...\\
~~~Devilder. Comme si cette solitude \'etait propice \`a l'oubli! Vous devez passer la moiti\'e du temps \`a vous faire saigner, \`a accumuler tous les m\'epris, toutes les col\`eres! (Capellan hausse les \'epaules.) Mais si, mon cher, c'est \'evident! Vous auriez besoin de vous distraire, de vous d\'epenser...\\
~~~Capellan. Ici, je me d\'epense physiquement. C'est excellent. \c{C}a fait dormir.\\
~~~Devilder. Au fond, vouis \^etes infiniment sociable et vous vous imposez brusquement de ne plus voir un \^etre humain!\\
~~~Capellan. Quelle erreur! Je vis avec les gens d'ici, qui sont tr\`es bien. Je trouve la conversation de la bonne femme d'ici autrement attachante et savoureuse que celle d'une femme du monde dont je ferais le buste!\\
~~~Devilder. Mais oui, on trouve le pain noir tr\`es savoureux quand on n'en a pas l'habitude! A propos de buste, cher ami, laissez-moi vous dire aussi que vous n\'egligez gravement vos int\'er\^ets.\\
~~~Capellan, (s\`echement.) Je sais... et les v\^otres.\\
~~~Devilder. Faites-moi l'amiti\'e de croire qu'en disant cela je ne pense pas aux miens. Mais, depuis que vous \^etes parti, j'ai \'et\'e pressenti trois fois pour un buste de vous. En temps de crise, ce n'est pas mal.\\
~~~Capellan. J'ai re\c{c}u de mon c\^ot\'e plusieurs propositions.\\
~~~Devilder. D'autre part, vous savez que j'ai au moins deux amateurs d\'ecid\'es \`a prendre une \'epreuve de tout ce que vous faites. On vient voir chez moi si vous y exposez quelque chose de nouveau. On me demande \`a quoi vous travaillez.\\
~~~Capellan, (bourru.) Je travaille \`a cette t\^ete d'enfant. Je ferai avant peu un faucheur, une faneuse, une maternit\'e.\\
~~~Deviler. Dites donc, on peut la voir, votre t\^ete d'enfant?\\
~~~Capellan. Non! (Un temps.) Ne vous inqui\'etez pas de mes int\'er\^ets, Devilder. Je n'ai presque plus de besoins et j'ai gagn\'e assez d'argent depuis la guerre pour ne pas avoir \`a me pr\'eoccuper de cette question-l\`a pendant un certain temps. Vous le savez aussi bien que moi.\\
~~~Devilder, (apr\`es un temps.) Allons, je vois qu'il faut renoncer \`a l'espoir de vous voir avant longtemps revenir parmi nous. C'est triste.\\
~~~Capellan. J'irai peut-\^etre chercher un mod\`ele quand la temp\'erature me permettra de faire poser un nu en plein air.\\
~~~Devilder. Je vous verrai?\\
~~~Capellan. Sans doute... Et je profiterai du voyage pour aller au Louvre.\\
~~~Devildere. Tiens! encore une chose qui vous manque! Vous savez qu'on vient d'ouvrir de nouvelles salles de sculpture au Louvre? On a sorti des choses qu'on n'avait jamais montr\'ees. C'est \'epatant.\\
~~~Capellan. Vous les avez vues?\\
~~~Devilder. Pas encore. Je n'ai pas eu le temps.\\
~~~Capellan. Et vous voudriez que je rentre \`a Paris? Je n'aurais pas le temps d'aller au Louvre. Je n'y allais presque jamais. Je n'y pensais pas. Maintenant que j'en suis loin, je ferai le voyage expr\`es. Je n'irai pas \`a Paris, qui me d\'ego\^ute, j'irai au mus\'ee.\\
~~~Deviler, (enjou\'e.) Venez avec moi, je vous y conduis; je vous laisse discr\`etement \`a la porte et moi, je vais \`a Paris o\`u j'ai fort \`a faire. (Il tire sa montre.) Bigre! Je n'y serai pas tr\`es t\^ot dans la soir\'ee. Mon cher ami, si vous voulez profiter de ma voiture, j'attendrai bien encore que vous vous rasiez...\\
~~~Capellan. Non, merci. Mais vous partez si vite? Vous ne voulez pas d\^iner avec moi? Vous trouverez ensuite une tr\`es bonne chambre \`a 10 kilom\`etres d'ici.\\
~~~Devilder. Oh! non, merci, impossible! J'ai un rendez-vous demain matin \`a 9 heures! Je vous ai vu, trop peu, \`a cause du temps perdu \`a chercher ce trou, mais je vous ai vu. Je connais votre retraite. Je la trouve bien un peu rustique pour mon go\^ut, mais l'essentiel est qu'elle vous plaise et que vous ayez pu vous remettre au travail. Maintenant, dites-moi: avez-vous quelques commissions \`a me confier? Avez-vous besoin de quoi que ce soit?\\
~~~Capellan. Non... non, merci. Dites \`a Manesse, puisqu'il sait que vous \^etes pass\'e ici, que je lui demanderai de venir me voir le mois prochain, enfin d\`es qu'il va faire beau.\\
~~~Devilder. Entendu.\\
~~~Capellan. Maintenant... je voudrais vous poser une question...\\
~~~Devilder. Dites.\\
~~~Capellan. R\'epondez-voi franchement, Devilder: Paulette sait que vous \^etes venu?\\
~~~Devilder, (apr\`es une h\'esitation.) Oui. Vous comprenez, je lui ai dit, incidemment, que j'allais \`a B\^ale par la route. Elle m'a tout de suite demand\'e si je n'allais pas en profiter pour passer vous voir. Elle vous sait dans cette r\'egion.\\
~~~Capellan, (troubl\'e.) Ah! elle a demand\'e \c{c}a?\\
~~~Devilder. Je vous assure qu'elle s'inqui\`ete de vous, beaucoup! (Ricanement un peu forc\'e de Capellan.) Je lui ai r\'epondu qu'en effet je comptais vous dire bonjour en passant. C'\'etait tellement indiqu\'e!\\
~~~Capellan. Elle vous a demand\'e de mes nouvelles?\\
~~~Devilder. Bien s\^ur. D\`es demain matin elle t\'el\'ephonera.\\
~~~Capellan, (refoulant son \'emotion.) Que veut-elle savoir de moi? De quel droit?... ?\\
~~~Devilder. Mon Dieu, il ne s'agit pas d'un droit, mais d'un besoin. D'autre part, il est \'evident qu'elle tenait beaucoup \`a ce que vous sachiez qu'elle a rompu avec Anjalbin.\\
~~~Capellan. Elle... vous a demand\'e de me le dire?\\
~~~Devilder. Elle m'en a instamment pri\'e.\\
~~~Capellan, (amer.) Qu'est-ce que \c{c}a peut bien me faire, maintenant, qu'elle ait rompu?\\
~~~Devilder. Oh! \c{c}a doit tout de m\^eme vous faire. Et ce qui vous touche s\^urement, c'est qu'elle ait d\'esir\'e que vous le sachiez... Mais si, je le sens bien. Je le sens si bien, cher ami, que je me d\'ecide \`a vous avouer une chose... Le voyage de B\^ale n'a \'et\'e pour moi que d'une importance secondaire. Enfin j'ai profit\'e de ma visite \`a Capellan pour aller \`a B\^ale. Et c'est \`a la pri\`ere de votre femme que je suis venu vous voir.\\
~~~Capellan. Quelle com\'edie me jouez-vous?\\
~~~Devilider. Je ne la joue plus, c'\'etait tout \`a l'heure que je la jouais. Il le fallait.\\
~~~Capellan. Enfin ne vous ai-je pas dit vingt fois que je voulais qu'on me f... la paix?\\
~~~Devilder. Paulette est en peine de vous, Capellan. Et votre amour pour elle...\\
~~~Capellan, (l'interrompant.) Fini! fini! fini! Je vous interdis de parler de \c{c}a.\\
~~~Deviler. Ecoutez-moi! Laissez-moi vous expliquer. Paulette m'a dit ceci: "Allez le trouver, voyez o\`u il en est; essayez de lui parler de moi et, si vous y parvenez, si vous avez l'impression que je ne suis pas devenue tout \`a fait une \'etrang\`ere, une morte pour lui, remettez-lui ma lettre!" Car j'ai une lettre d'elle pour vous. Tenez! (Il tire une lettre de sa poche et la tend \`a Capellan.) Tenez!\\
~~~Capellan. Ah! non, non! c'est inutile et p\'enible...\\
~~~Devilder. Mais si, prenez! Quoi! vous n'avez pas peur d'une lettre! J'ai fait 300 kilom\`etres pour vous l'apporter!\\
(Capellan prend la lettre et l'ouvre tandis que Devilder se d\'etourne et fait quelques pas.)\\
~~~Capellan, (commen\c{c}ant \`a lire la lettre, puis la froissant aussit\^ot avec col\`ere.) Non! je ne poursuivrai pas! Je n'aurais pas d\^u commencer. "La folie qui m'a jet\'ee dans les bras de ce gar\c{c}on!" Voil\`a ses mots, ses premiers mots. "Dans les bras de ce gar\c{c}on!" (Criant.) Comme si je ne m'\'etais pas suffisamment repr\'esent\'e la chose! C'est cela qu'elle vient m'\'evoquer apr\`es six mois! "Dans les bras de... "\\
~~~Devilder. Voyons, Capellan! c'est une expression courante, une figure...\\
~~~Capellan. Comment donc! et quelle figure! \c{C}a y est, je les vois! Je les revois! C'est ignoble!\\
(Il a fait une boulette de la lettre et la lance vers la chemin\'ee sans y attendre.)\\
~~~Devilder. Vous n'avez pas lu?\\
~~~Capellan. J'en ai lu trop! Allez-vous-en! Je ne doute pas de la g\'en\'erosit\'e de vos intentions, mais je vous assure que le r\'esultat est cruel, d\'etestable! Moi qui commen\c{c}ais \`a retrouver le calme! (Un silence.) Rentrez \`a Paris. Je vous demande pardon, j'ai besoin d'\^etre seul. Vous pourrez lui dire que j'ai assez d'imagination, que je n'ai pas besoin qu'elle m'envoie des images, f\^ut-ce par repentir. Les femmes n'ont aucune pudeur!\\
~~~Devilder, (se disposant \`a partir.) C'est navrant! Et j'ai l'impression que tout ce que je pourrais vous dire... Moi qui esp\'erais tant vous apporter...\\
~~~Capellan. Je sais, Devilder. Je n'en doute pas. Je vous \'ecrirai... (Il lui tend la main, que serre Devilder.) Permettez-moi de... de rester, de ne pas vous reconduire \`a votre voiture. (Ils vont \`a la porte.) Nous parlerions encore et ce serait mauvais. (Devilder ouvre la porte.) Et puis ne lui r\'ep\'etez pas ce que je viens de vous dire! Je n'ai rien dit, rien du tout, sinon que je veux qu'on me laisse tranquille. Je ne vous reconduis pas?\\
~~~Devilder. Non, cher ami, restez, calmez-vous. D'ailleurs, voici qu'il commence \`a pleuvoir.\\
~~~Capellan. Oh! la pluie, ce ne serait rien. Au revoir!\\
~~~Devilder, (sortant.) Au revoir! Moi aussi, je vous \'ecrirai! (Il revient.) Encore un mot. Dites-moi, \`a la rigueur, vous feriez un buste ici? Quand il fera beau, bien entendu.\\
~~~Capellan. Mais allez-vous-en!\\
~~~Devilder. Bon, bon, cher ami, au revoir...\\
(Il sort. Capellan le suit des yeux un instant, rentre, ferme la porte et se laisse tomber sur une chaise, o\`u il demeure prostr\'e. Puis il tressaille, se l\`eve et va jusqu'\`a la lettre rest\'ee sur le sol, devant l'\^atre. Il la regarde, tent\'e, puis la ramasse, la d\'eplie et la lit dans un grand trouble. Il va s'asseoir, relit la derni\`ere page et, dans un sanglot \'etouff\'e, murmure:)\\
~~~Capellan. Paulette! Mon pauvre petit! (Dans une brusque r\'esolution, il fourre la lettre dans sa poche, se l\`eve, court \`a la porte, qu'il ouvre, et crie.) Madame Cassin! H\'e! madame Cassin!\\
~~~Voix de Madame Cassin. Quoi que c'est qu'il y a?\\
~~~Capellan. Je pars, madame Cassin! Je prendrai le train de 7 heures pour Paris! Il faudra que le patron attelle dans une heure!\\
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~(Rideau)\\



















}
\end{document}